© Christophe Raynaud De Lage

Les Ailes du désir de Wim Wenders raconte la quête de beauté et d’élan créateur, pas une morbide recherche de pureté, mais un archivage minutieux de fragments ; en toile de fond, Berlin en 1987, encore plaie suppurante de l’histoire allemande : le mur, le passé nazi, la disparition du monde d’hier affleurent sans effet démonstratif. À l’écran, les plans, le montage, les contrastes entre le noir et blanc et la couleur, le travail du son (voix off pour monologues, bruits de la ville, présence de la musique par touches), et la myriade de personnages apparus fugitivement, contribuent à l’épaisseur poétique du film entre jeux de transparence, voltige et inévitable gravité.
 
De cet ensemble dense et pourtant insaisissable, la librettiste Gwendoline Soublin a réalisé une magnifique adaptation. En ôtant ici des personnages, en en réinventant d’autres par fusion de plusieurs éléments, Soublin synthétise, varie et recompose le propos du film, son histoire et sa stimmung pour la viabiliser sur la scène lyrique. Par exemple, dans le film, Peter Falk joue son propre rôle d’acteur venu pour incarner un détective américain dans un film sur la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ange déchu, il contribue à faire basculer Damiel du côté de l’incarnation. Le jeu est impossible à reproduire tel quel, dans l’opéra, l’ex-ange qui attire vers l’incarnation est un graffeur, marginal, fort en gueule et sensible, c’est lui – et non plus un passant – qui initie Damielle (qu’importent le genre et le sexe des anges ?) au nom des couleurs. De même, le passé nazi, présent dans le film lors des scènes de tournage, est évoqué subtilement à travers un personnage de vieillard qui se remémore – finira-t-on par comprendre – son expérience des camps. Le livret capte ainsi la polyphonie éparse du film et la restitue dans un texte et une action nécessairement plus resserrés, sans pour autant renoncer à la beauté de l’allusif et du fragmentaire.
 
La musique d’Othman Louati joue de cette discontinuité en l’intégrant à un discours d’une grande fluidité. Ainsi, les monologues intérieurs des âmes berlinoises sont très différemment caractérisés : un parlé évoluant vers le sprechgesang pour le Vieux rescapé, une cantillation qui évoque la musique des balkans pour l’Aimant jamais aimé, une walking-bass espiègle pour le Graffeur, etc. À l’exception des deux anges Cassiel et Damielle et de la trapéziste Marion, les huit autres personnages sont interprétés par quatre chanteurs et l’ensemble des interprètes forme aussi un chœur par le truchement duquel se manifeste cette fluidité. Tour à tour, les solistes constitués en ensemble vocal déploient une toile de fond sonore – mots chuchotés ou voyelles chantées – qui nimbe les interventions individuelles ou bien assure la transition de l’une à l’autre. L’électronique, utilisé avec parcimonie, vient encore renforcer la fluidité (on préfère ici ce terme à celui de continuité, car tout comme dans le film, il s’agit d’un collage de transparents : la juxtaposition des plans ou des musiques crée des contrastes vifs mais sans cassures, le seul élément proprement unitaire et récurrent serait le triton associé à Damielle), les boucles ajoutent un peu de profondeur de champ ou amplifient les pensées des personnages pour ajouter une strate à la polyphonie, jusqu’à la scène de la boîte de nuit où l’électronique joue le premier rôle dans cette apothéose amoureuse. Les deux voix féminines qui composent la voix de la Mendiante en strass (chanteuse rock) sont traitées par un système électronique en temps réel – avec effets de retards, d’échos, et des interactions entre les chanteuses et leurs voix amplifiées. Cette scène – un des sommets de la partition – superpose ainsi ce solo (à deux) amplifié non lyrique et le duo lyrique de Marion et Damielle se rencontrant, pour un effet éblouissant. On retiendra aussi la poignante scène des adieux joyeux de Damielle à Cassiel.
 
Variée, faisant valoir un sens de la forme certain, la partition se distingue par un style abouti et singulier, où prévaut un travail de la résonnance et du timbre. Othman Louati a trempé sa plume dans la musique française des XXe et XXIe siècles : la vocalité de Cassiel (baryton) fait immanquablement penser à Pelléas, certains monologues détaillent des miniatures avec un soin ravélien, l’harmonie enrichie fait encore signe vers Ravel et les interactions entre synthétiseur et instruments acoustiques évoquent le travail des spectraux. Pour être tout à fait complet, il faut encore dire que cette partition ne manque ni d’humour ni de tendresse et que le drame et la noirceur sourdent dans cette musique de lumière.
 
Les beautés de la partition sont révélées par l’équipe très homogène de la compagnie Miroirs étendus. Sous la direction alerte de Fiona Monbet, les treize instrumentistes de l’orchestre défendent l’œuvre avec précision et une conviction contagieuse. La distribution est dominée par l’immense voix de Marie-Laure Garnier (Damielle) et surtout son impeccable savoir-faire pour ciseler les mots. On apprécie aussi le baryton mélodiste de Romain Dayez (Cassiel) et on goûte les graves chaleureux de la mezzo Mathilde Ortscheidt, parfaitement versatile pour interpréter la Mère sans insouciance et la Directrice du cirque. Camille Merckx incarne avec subtilité Marion, la trapéziste en quête d’élan, Shigeko Hata fait un Enfant touchant par sa candeur et son allant juvénile, enfin Benoît Rameau campe Peter le graffeur tout en souplesse et en élasticité, et Ronan Nédélec propose un Vieux rescapé sensible et sans affèterie.
 
La mise en scène de Grégory Voillemet d’après une idée originale et une scénographie de Johanny Bert convoque sur scène des marionnettistes qui donnent vie aux personnages éloignés de Damielle – les êtres humains d’abord, puis après son incarnation, les anges. Les plateformes construites pour chaque personnage s’enchaînent avec virtuosité et le jeu des marionnettes est bluffant. On regrettera simplement une mise en scène trop sage où les chanteurs n’occupent pas assez l’espace et semblent parfois livrés à eux-mêmes.
 
Plus qu’une adaptation réussie, Les Ailes du désir est un très bel opéra qu’on souhaite réentendre, convaincu d’avoir encore beaucoup à y découvrir.
 

J.C

© Christophe Raynaud De Lage