© Agathe Poupeney / Opéra National de Paris
Permanente et déplorable actualité du monde, la guerre s’est de nouveau imposée aux consciences européennes à la suite de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Dans ce contexte tragique, les représentations de Wozzeck d’Alban Berg, d’après le Woyzeck de Büchner, se teintent d’une gravité supplémentaire. En effet, le programme rappelle à quel point l’œuvre est liée à la guerre. La pièce originale fut écrite dans une Europe qui pansait encore les blessures des guerres napoléoniennes, l’opéra fut achevé quelques années après la première guerre mondiale. Or la production proposée par William Kentridge – déjà vue à Salzbourg en 2017 – choisit de montrer la guerre, celle de 1914-1918, que vécu Berg en servant dans l’armée austro-hongroise, infiniment et effroyablement plus proche de nous par sa dimension technique et scientifique.
Ici la guerre n’est pas un arrière-plan qui justifie les tensions et la violence de l’action, elle est l’objet montré, d’abord par un fatras de meubles et de planches entassés de travers, vision d’un monde bouleversé. Kentridge joue habilement de ce désordre en délimitant chaque scène à un espace bien précis, comme de petites fenêtres s’ouvrant sur un monde qui fourmille de détails : par exemple le cabinet du docteur, aussi étriqué que sa vision du monde, se limite à une armoire tapissée de carrelage blanc sale où s’entassent les instruments de sa terrible médecine (électrochocs). Puis la guerre apparaît dans les projections d’images animées (ou non) en fond de scène. Les superbes dessins au fusain, dans un style rappelant les croquis réalisés sur le front par Otto Dix, font ainsi défiler des images de champ de bataille, de gueules cassées ou encore de soldats aux allures de poupées naïves, estropiées et claudicantes.
La parfaite réussite de cette mise en scène ne tient pas seulement au subtil équilibre visuel entre profusion de la scénographie et richesse de la vidéo : l’espace ainsi conçu raconte les errements de Wozzeck et de la société dans laquelle il évolue. L’encombrement du plateau est celui que la guerre impose aux personnages, elle fait écran à la raison, précipite Marie dans les bras du Tambour-Major, et Wozzeck dans la catastrophe du meurtre puis de la noyade. L’effet monstrueux de la guerre est décuplé dans la scène du cabaret, où soldats et femmes dansent comme des pantins avec des chaises, ne distinguant plus ce qui est humain de ce qui est objet. Kentridge, qui montre tout des atrocités de la guerre, ne dissimule qu’une chose au spectateur : dans un coup de maître final, il place pudiquement la dernière scène en coulisse, quand le fils de Marie apprend que sa mère est morte.
L’ensemble de la distribution est à la hauteur de ce spectacle, assurant le texte aussi bien que les notes, les interprètes ne laissent jamais la théâtralité endommager la poésie de ce chef d’œuvre. Johan Reuter est un Wozzeck tout en nuances, ce qui lui permet de passer de l’hébétude normale du personnage à la brutalité, tout en rendant justice à ses quelques instants de tendresse. Eva-Maria Westbroek donne l’impression (fausse) que le rôle est facile : elle est une Marie séduisante, par l’ampleur de sa voix, ses aigus filés, et sa capacité à camper un personnage versatile. Personnages de caractère plus monochromes, le capitaine et le docteur sont brillamment tenus par Gerhard Siegel et Falk Struckmann. Le premier fait valoir des aigus éclatants et un sens du comique noir et grinçant pour soutenir son personnage ridicule à l’autorité de pacotille. Le second joue parfaitement la rigidité sentencieuse du doctrinaire pédant. John Daszak tire un peu sur sa voix de ténor, ne rendant que plus sensible la fatuité du Tambour-major, Tansel Akzeybek apporte un peu d’amère douceur avec son beau ténor lyrique. Le fou (Henz Göhrig), les deux compagnons (Mikhail Timoshenko et Tobias Westman), Margret (Marie-Andrée Bouchard-Lesieur) et le soldat (Vincent Morell), font tous preuve d’un investissement et de qualités vocales exemplaires pour donner vie aux courts moments où ils interviennent.
En fosse, Susanna Mälkki propose une vision magistrale de la partition. Son discours musical frappe d’abord par son souci du détail, l’implacable précision et le calibrage de chaque intervention au cœur de l’orchestre. Lorsqu’à la fin de la deuxième scène de l’opéra Wozzeck s’exclame « Tout est silencieux, comme si le monde était mort », on l’entend dans l’orchestre. Berg a eu recourt à un large effectif, mais il se plaît à faire intervenir peu d’instruments à la fois, comptant sur le silence qui rôde autour. Si Mälkki évite tout caractère tonitruant, elle insuffle tout le théâtre et la puissance voulus par le sujet dans chaque scène, tout en ménageant une progression saisissante qui culmine avec l’assassinat de Marie. De cette attention permanente aux évolutions de la tension dramatique résulte un lyrisme envoûtant, qui rend pleinement justice à la poésie d’écorché vif de Berg.
Jules Cavalié
À lire : notre édition de Wozzeck / L'Avant-Scène Opéra n° 215
© Agathe Poupeney / Opéra National de Paris