Jacquelyn Wagner (Donna Anna), Étienne Dupuis (Don Giovanni), Ain Anger (le Commandeur), Philippe Sly (Leporello).

Longtemps le monumental décor, entre façades Renaissance stylisées et futurisme à la Chirico, labyrinthe d’escaliers dignes d’Escher et perspectives piranésiennes, nous maintiendra dans sa triste grisaille, accentuée par les costumes uniformisés d’An D’Huys. Il est sporadiquement animé de belles lumières tantôt tranchantes, tantôt réchauffées, signées du même Jan Versweyveld, comme si seul le concepteur de cette triple tournette à ouvertures multiples (arcades, fenêtres, loggias, cages d’escalier : un défi absolu pour les ateliers de construction de l’OnP) pouvait en maîtriser les ombres. Car triple tournette il y a : le public ne s’en apercevra qu’au bout d’un « certain temps », tant l’insensible rotation ne modifie qu’imperceptiblement les espaces. Jusqu’au moment où… – mais faut-il dévoiler les twists de la mise en scène d’Ivo van Hove ? On se trouve devant son Don Giovanni comme devant un film à retournements scénaristiques dont on voudrait ne rien révéler pour ne pas divulgâcher le plaisir des prochains spectateurs. Disons seulement qu’après une longue attente – d’ailleurs teintée d’ennui, tant règnent l’immobilisme et la monotonie chromatique –, couleur et mouvement feront leur effet certain. Une seule conclusion à tout cela : le monde qu’habite Giovanni est vide, terne et désolé à la façon d’un cauchemar ; seule la mort du Dissoluto lui rendra la vie – et rendra à Séville la sève andalouse de ses ruelles.

La direction d’acteurs de celui qui a signé au théâtre de si puissants spectacles (pour ne parler que de son récent travail à la Comédie-Française : Les Damnés ou  Électre/Oreste) est ici étrangement irrégulière, laissant parfois les chanteurs à la facilité ou instaurant des échos de gestuelle un rien forcés. Mais là encore la soirée est un vrai crescendo : patience et longueur de temps mèneront à une scène du Souper inoubliable, où, côté humain, la tension Leporello/Giovanni est mise à nu comme rarement, et, côté métaphysique, la vidéo de Christopher Ash nous fait sentir la vermine grouillante des Enfers de Dante.

Aux antipodes de la proposition de Michael Haneke à laquelle il succède à l’OnP, ce Don Giovanni ne cherche pas à s’inscrire à tout prix dans l’ici et maintenant. Il raviverait même le souvenir de Salzbourg 1953 (filmé en 1954), dont le décor-village jouait déjà sur une circulation en dédale ! Convoquant des références esthétiques prestigieuses, Ivo van Hove et son décorateur se défient de l’ère du zapping en prenant leur temps. Trop ? Il n’est pas inintéressant de percevoir un sens et une émotion se dessiner sans hâte, quitte à sentir la frustration s’installer…

Pour « tenir » ce pari, l’Opéra de Paris a réuni une distribution inégale, heureusement dominée par le Don Giovanni d’Étienne Dupuis, mordant et d’une morgue impérieuse. Sa quasi-gémellité avec Philippe Sly (y compris dans une manière regrettable de parfois « bouler » les mots) est bâtie à force de similarités de costume (seule distinction : le Don porte cravate), de barbe et de coiffure. Leporello semble un double en devenir de Giovanni, légèrement plus mince, légèrement plus jeune, légèrement plus tendre – car le Don selon van Hove est ici un prédateur dur, antipathique même, qui fonctionne moins à la séduction qu’à l’intimidation. En Leporello, Sly apparaît bien plus crédible que dans le rôle du Libertin qu’il fréquente aussi, faisant montre d’une belle profondeur et de subtilités bienvenues. Si Mikhail Timoshenko, quoique fort honnête, paraît un peu sous-dimensionné en Masetto, Ain Anger est un Commandeur très incarné, moins paternel que superbement mâle. En ce soir de première, Stanislas de Barbeyrac tente en Ottavio des nuances périlleuses, dont l’équilibre peine à s’instaurer avec son chant par ailleurs étrangement appuyé ; le musicien convainc cette fois plus que le chanteur. Elsa Dreisig compose une Zerlina charmante, mais presque trop soigneuse dans l’élocution de ses récitatifs. Étienne Dupuis et Nicole Car, son épouse, ont largement fait savoir qu’ils souhaitaient le plus possible être engagés ensemble ; on n’est pas sûr d’en être satisfait ici, tant Elvire sonne épais, peu mozartienne et d’une prononciation globalement floutée. Le fossé est patent avec l’Anna de grande eau de Jacquelyn Wagner, digne d’un âge d’or où la ligne, la netteté du dessin et la lumière du timbre gravaient dans l’oreille un diamant inaltérable. On regrette aussi une direction musicale trop lourde, Philippe Jordan menant l’Orchestre de l’Opéra à un Mozart manquant de clarté dans le délié et de fulgurance dans le drame. Heureusement, la catharsis théâtrale finale emporte avec elle le sentiment que la musique de Mozart a gagné – en témoigne l’accueil très chaleureux du public : une première à l’OnP sans sifflet, c’est aussi, en quelque sorte, un twist scénaristique assez réjouissant.

Chantal Cazaux

 

À lire : notre édition de Don Giovanni / L’Avant-Scène Opéra n° 172 (mise à jour 2019)


Du premier au dernier plan : Philippe Sly (Leporello), Étienne Dupuis (Don Giovanni), Ain Anger (le Commandeur). Photos : Charles Duprat / OnP.