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Ildebrando D'Arcangelo (Don Giovanni) bondit sur le plateau pour lancer l’opéra.

Don Giovanni impunito

Don Giovanni est un mythe littéraire – et les mythes ne meurent jamais : ils structurent notre pensée. D’où le Don Giovanni immortel et tout-puissant présenté ici par Robert Carsen : un Don Giovanni qui, tel le metteur en scène de son propre monde et le phénix renaissant de ses cendres, décide du lever du rideau… et propose même une relecture de sa propre chute finale. On sait Robert Carsen virtuose du théâtre dans le théâtre ; sans doute le temple mondial de l’art lyrique, cette Scala d’or et d’écarlate quasi contemporaine de l’opéra de Mozart, s’offrait à l’évidence comme le décor « naturel » d’une telle lecture.

Certes, on retrouve ici des images qui ne sont pas inédites : utilisation de la salle comme terrain de jeu pour les interprètes, immense miroir en fond de scène qui offre au public son propre reflet, déplacements de décors à vue par les techniciens, vision du plateau nu comme lavé de toute mise en scène… Mais Carsen tient son propos et organise son langage avec cohérence. Issu du public, Don Juan bondit sur le plateau pour lancer l’opéra dans un décor de coulisses : la première scène semble se passer derrière le rideau plutôt que devant, Donna Elvira se perdra au milieu de décors mobiles… Puis l’action glisse dans un plateau reproduit en abyme (décors de Michael Levine), où la perspective démultiplie en elle-même la scène de La Scala : nous voici pénétrant le théâtre de Don Giovanni, au point qu’il assiste lui-même (et en charmante compagnie) aux mésaventures des autres personnages en son absence – eux désormais sur une « scène dans la scène », surélevée, lui observant en contrebas, renversant désormais la mise en abyme du côté du public. Et ce qui devait arriver arrive : le décor suivant offre une perspective infinie non plus du plateau mais de la salle de La Scala : Don Giovanni a pénétré notre monde, ou nous le sien. C’est d’ailleurs de l’extérieur que surgira le Commandeur – apparaissant soudain dans la loge d’honneur –, comme si ce niveau de réel absolu (la via Manzoni, hic et nunc) était ce monde brûlant auquel Don Giovanni devait se confronter. Mais qui pourrait se passer de Don Giovanni ?? s’il semble un temps englouti dans la fosse d’orchestre de son propre théâtre, le héros reviendra, en une ultime pirouette, pour mieux y contempler ceux qui se croyaient sauvés. Et seul sur le plateau nu, il semble alors un personnage-monde, maître du jeu. La vision de Robert Carsen est intellectuellement jouissive, esthétiquement élégante, un rien glaçante aussi : la métaphysique s’y libère de la morale en une ouverture happante.

On aurait aimé une même homogénéité de style et une même précision de pensée quant à l’équipe musicale réunie pour cette production d’ouverture de saison à La Scala. Le niveau de déception est surprenant : Daniel Barenboim propose un Mozart sans allant, sans lumière ni reliefs pour cisailler la partition comme la mise en scène en cisaille le propos ; des tempi souvent ternes, des décalages fosse-plateau répétés et un continuo assez lourd complètent les regrets. Sur le plateau, rarement l’injustice du star-system aura été plus flagrante : des applaudissements nourris accueillent la Donna Anna impossible d’Anna Netrebko – voix constamment forcée au prix de raucités masquées et d’intonations trop hautes, phrasés martelés sans galbe, nuances enfuies, diction inexistante. La dame propose de bout en bout un contresens mozartien qui dépare la soirée. Fort heureusement, les autres interprètes sont, eux, dans leur élément : Barbara Frittoli, si elle n’a pas le timbre intrinsèquement pulpeux de Netrebko, sait au moins ce que chanter Mozart veut dire, et offre une Elvira soigneusement dessinée, avec une touche d’humour attachante. Anna Prohaska est une Zerlina exquise et maîtresse-femme, pour un Masetto viril et tonique (Stefan Kocan). Giuseppe Filianoti est un Ottavio stylé mais un peu tendu, Kwangchul Youn un Commandeur impeccable – dont l’intervention, rendue à la réalité, se fait sans la grandiloquence sonore qu’on y entend parfois. Pour la quatrième représentation, en alternance avec Peter Mattei, c’est Ildebrando D’Arcangelo qui compose Don Juan : racé et nerveux, chant magistral même si parfois un rien bousculé, il séduit autant qu’il convainc. Face à lui, l’immense (dans tous les sens du terme !) Leporello de Bryn Terfel – qui possède aussi Don Juan dans sa panoplie vocale : on n’en finirait pas d’énumérer les plaisirs de cette voix si puissante et pourtant si nuancée, qui sait se faire barrissement d’éléphant ou couinement de souris, de ce chanteur-acteur et joueur qui habite son personnage de toute sa stature et jusqu’au bout des doigts. L’autre grand plaisir de la soirée.

C.C.

A lire : Don Giovanni, L'Avant-Scène Opéra n° 172

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Ildebrando D'Arcangelo (Don Giovanni).


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Photos : Brescia/Amisano - Teatro alla Scala