CD Glyndebourne GFOCD 020-08. Distr. Glyndebourne.
Les hasards de l'actualité, en l'occurrence la récente disparition de Gabriel García Márquez, nimbent rétrospectivement le cinquième opéra de Peter Eötvös d'une aura particulière. On retrouve dans le livret de Kornél Hamvai une parcelle de l'univers foisonnant et du verbe truculent de l'écrivain colombien, et si la mise en scène de Silviu Purcaret prêtait le flanc à la critique pour son prosaïsme, ses clichés, ses excès de vidéo comme d'hémoglobine, l'effet réducteur du passage au disque de l'opéra a ici ses vertus.
On redécouvrira avec émerveillement cette musique d'une incroyable finesse qui cerne les personnages en articulant différents plans stylistiques sans verser à aucun moment dans le patchwork syncrétique. Si Eötvös s'est souvent défendu d'avoir un style, c'est bien, de la façon la plus cohérente qui soit, à un même sens du discours et de la dramaturgie que relèvent le chœur en organum (« Nunc sancte nobis »), les allusions à Scarlatti, l'orientalisme du personnage quasi buffa d'Abrenuncio ou encore l'africanisme stylisé de Sierva. Le compositeur est depuis longtemps passé maître dans l'art de la mixture brouillée et des alliages aux effets électroniques, de sorte que dans cet orchestre pourtant relativement modeste bien que rehaussé de nombreux accessoires confiés aux percussionnistes, rien ne sonne jamais convenu ou banal, a fortiori sous la direction extrêmement limpide et détaillée de Vladimir Jurowski.
La figure de Sierva Maria, jeune aristocrate élevée en contact avec les rites yoruba, est l'atout maître de l'opéra. Après sa morsure par un chien enragé, son entourage la suppose possédée et elle bascule dans un hors-cadre qui nécessitait un traitement vocal hors-normes. Allison Bell se voit donc sollicitée par une pyrotechnie de coloratures qui n'est pas sans rappeler celle d'Ariel dans The Tempest d'Adès, et rayonne effectivement dans ce rôle qui, heureusement, lui laisse du répit. Dominga, sa servante et confidente, tranche par son humanité chaleureuse, et Marietta Simpson, à qui reviennent les dernières paroles, est particulièrement poignante dans une scène finale tout en lévitation. Delaura, le prêtre chargé de veiller sur Sierva, tombe immédiatement sous son emprise. Il révèle pleinement son état émotionnel à partir de la très belle scène 5, dans un premier tête-à-tête avec la jeune fille, le second se soldant par une déclaration d'amour et un coupable baiser occasionnant l'un des rares moments sereins de l'opéra auquel sa plénitude vocale est parfaitement adaptée. L'Evêque, particulièrement charismatique grâce à la largeur et à l'assise de la basse de Mats Algrem, devient presque démoniaque lors de la scène de l'exorcisme.
Particulièrement judicieuse, l'utilisation d'un chœur de nonnes souvent distant voire invisible, ou enveloppant Sierva d'une lumière diaphane, ajoute à la magie de l'ensemble. Jaloux de l'imaginaire que stimule cette belle réussite discographique, on se prendrait presque à espérer qu'elle décourage durablement une entreprise de captation vidéo.
P.R.