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Enea Scala (Raoul de Nangis), Nicolas Courjal (Marcel) et Karine Deshayes (Valentine). © Christian Dresse

Avant Le Prophète au Festival d’Aix, la nouvelle production des Huguenots de Meyerbeer à l’Opéra de Marseille participe du regain d’intérêt international pour le grand opéra. Elle réunit un plateau homogène de sept protagonistes autour de Karine Deshayes, Nicolas Courjal et Florina Ilie, tous trois flamboyants. Produire et mettre en scène ce grand opéra (1836), sur un livret de Scribe et Deschamps d’après Mérimée (Chronique du règne de Charles IX), demeure un pari. Lors de la création de l’œuvre sous la monarchie de Juillet, cette dénonciation de l’intolérance religieuse contribuait à pacifier les communautés après la signature de la Charte de 1830. De nos jours, prêcher la tolérance n’est pas superflu... tandis que le massacre de la Saint-Barthélémy (1572) est décrypté comme « crime d’État » par les historiens (Arlette Jouanna).

Lorsque la production de la Monnaie (2022) stigmatisait le fanatisme de chaque communauté, celle de l’Opéra de Paris (2018) misait sur une distribution prestigieuse, la production marseillaise s’attache, elle, aux effets chocs de « tableaux ». Dans ce drame historique, les librettistes du Romantisme enchevêtrent non seulement l’intrigue amoureuse de Valentine et Raoul – la fille du Ligueur catholique et le fringant huguenot – mais également les desseins de Marguerite de Valois (future reine Margot). Au fil des cinq actes, la mise en scène de Louis Désiré et la scénographie de Diego Méndez-Casariego tentent de lier l’intime au collectif par le dispositif de panneaux coulissants, aptes à suggérer la diversité de lieu et de temporalité, chère au drame romantique. Le salon de Nevers autour d’une immense table (premier acte) ou celui parisien de Saint-Bris (troisième acte) sont des espaces clos, tandis que l’ouverture du plateau, travaillée par les éclairages (Patrick Méeüs) évoque tant le jardin de Touraine (II) que le Pré-aux-clercs du duel (III), puis la nuit du massacre à Paris (V). Le référent du sang et celui des épées hantent chaque acte depuis leur apparition pendant l’ouverture : linges ensanglantés brandis par les gentilhommes catholiques, épées regroupées chez les protestants. Une anticipation de la Bénédiction des poignards ? Plus tard, l’épée élevée figure une croix lorsque Marguerite se trouve à la tête d’une procession qui se substitue au départ pour le banquet nuptial de Nevers et Valentine. Cet instantané éloquent, quasi cinématographique, lorgne plus vers le film La Reine Margot que vers les intentions dramatiques de l’œuvre. Par ailleurs, le spectateur apprécie le code vestimentaire et de couleur qui visibilise les communautés confessionnelles (notamment les femmes), tandis que le noir habille uniformément les nobles et les soldats. Une exception : le vieux soldat huguenot Marcel est vêtu d’un manteau rouge cardinal (ce n’est cependant pas le Cardinal fanatique dans La Juive…). Tous ces symboles ciblent la violence guerrière et politique des affrontements religieux. Le propos serait-il affaibli par des redondances ? La descente d’un rideau (plastique) ensanglanté à chaque vague violente nuit à la vision conclusive de la Saint-Barthélémy. En revanche, la pose de la martyre Valentine semble une efficace transposition de la peinture de Roqueplan (Scène de la Saint-Barthélémy, 1848).

Musicalement, la fresque se déploie avec l’orchestre et le chœur de l’Opéra de Marseille sous la direction attentive de José Miguel Pérez-Sierra. Si les puissants finales d’actes manquent de gradation (percussions sans nuance), ils sont magnifiés par la synergie que le chef coordonne avec le chœur de l’Opéra de Marseille qui en fait un drame collectif – les pupitres féminins étant toutefois moins précis. Il est toujours difficile de construire l’architecture globale de chaque acte, particularité du dramaturge Meyerbeer depuis Robert le Diable. Par exemple, les énonciations variées du choral luthérien (« Ein’ feste Burg ist unser Gott ») pourraient sonner avec relief, tant le compositeur prussien les manie comme un étendard de la communauté… calviniste ! En revanche, les soli instrumentaux résonnent avec expressivité, notamment celui de la viole d’amour entrelacé à la Romance de Raoul ou celui de la clarinette basse préludant au funèbre mariage œcuménique de Valentine et Raoul (V).

Concernant le plateau, on peut féliciter la direction de l’Opéra d’avoir réuni sept protagonistes européens aptes à faire vibrer le public. Un public marseillais qui attendait une réplique des Huguenots depuis 1967 ! Dans le camp des huguenots, la basse Nicolas Courjal (Marcel) brille par un timbre riche en harmoniques et par la largeur abyssale du grave. Ayant récemment cultivé les registres variés de Robert le Diable, son éloquence est tantôt véhémente (choral de Luther), tantôt musclée pour les onomatopées de la Chanson huguenote, avant que l’émotion baigne le duo avec Valentine (III). Depuis la production de la Monnaie (2022), le ténor Enea Scala demeure un Raoul vaillant et engagé au fil des actes. Toutefois, il ne s’inscrit pas dans la stylistique française alors que ses prestations belcantistes sont par ailleurs remarquables. En allongeant les cadences et les points d’orgue, ses airs solistes – « Plus blanche que la blanche hermine » – ne s’inscrivent pas dans le flux dramatique. Ses aigus ouverts (passage en voix mixte trop nasal) et la prosodie française imparfaite n’en font pas un épigone du créateur, le fameux Adolphe Nourrit.

Parmi les rôles du camp catholique, le page Urbain est vigoureusement incarné par la jeune mezzo Eléonore Pancrazi. Elle tient la dragée haute aux gentilhommes en final du premier acte (« Nobles seigneurs, salut ») par sa virtuosité, à l’exception de contre-ut raides. La soprano roumaine Florina Ilie (prix du Concours international de Vienne) est une Marguerite de Valois idéale par la noblesse vocale, la maîtrise de la prosodie et la poésie d’envolées pianissimi. Elle mène l’acte féminin au jardin de Touraine (II) et joue la séduction avec le jeune Raoul. De son côté, le baryton Marc Barrard (comte de Nevers) domine le premier acte des plaisirs hédonistes, avant de transmettre sa tempérance vis-à-vis des coreligionnaires fanatisés (IV). François Lis (Saint-Bris) conduit fièrement la Bénédiction des poignards (IV), mais accuse certains écarts de justesse dans le registre aigu. Les ténors Kaëlig Boché (Cossé), Carlos Natale (Tavannes), au timbre clair, sont d’intrépides acolytes pour incarner la masculinité guerrière des ultras, tout comme les barytons Thomas Dear, Gilen Goicoechea et Jean-Marie Delpas.

Transfuge des clans religieux, Valentine est incarnée par Karine Deshayes (comme à la Monnaie), elle qui fut un piquant page Urbain durant sa carrière de mezzo ! L’actuelle soprano tire bénéfice de son expérience des rôles belcantistes (Rossini, Donizetti) et français (La Reine de Saba à Marseille) pour camper une femme engagée, sincère et généreuse. Sa technique sans faille évolue depuis les vocalises du duo avec Marcel (III) jusqu’aux sublimes aigus filés du grand duo d’amour (« Ô ciel ! Où courez-vous ? »), alors que l’exaltation de sa conversion (grand trio du V) engage le sacrifice final. Enfin, les grands ensembles vocaux, sel de la partition, véhiculent de grandes émotions pour l’auditoire, notamment le grand concertato du deuxième acte et le septuor de la Bénédiction des poignards.

Si tous les rangs de l’Opéra de Marseille ne sont pas remplis, du moins, le public ne ménage pas son enthousiasme aux saluts. Cette belle clôture de saison phocéenne préfigure ce qui pourra advenir dès l’ouverture de la prochaine avec… L’Africaine de Meyerbeer dès le 3 octobre !

Sabine Teulon-Lardic


Florina Ilie (Marguerite de Valois), Karine Deshayes (Valentine), François Lis (Le Comte de Saint-Bris), Marc Barrard (Le Comte de Nevers). © Christian Dresse