Alex Jennings (Higgins) et Sarah Gabriel (Eliza).
Après un Show Boat tristounet en octobre, le Théâtre du Châtelet renoue avec le niveau de qualité et d’élégance que l’on a connu à ses précédentes productions de musicals – on songe à A Little Night Music en février dernier, ou à The Sound of music en 2009. Ce dernier tenait alors le rôle de « production pour les fêtes » : c’est le cas cette année de ce My Fair Lady, qui obtient un triomphe mérité.
Bien sûr, la partition de Frederick Loewe est une suite de trésors musicaux sans faiblesse. Les interrogations parlées-chantées du Professeur Higgins (un rôle créé puis immortalisé au cinéma par Rex Harrison, plus acteur que chanteur) sur les Anglais ou sur les femmes sont irrésistibles de nerf et de drôlerie. Les rêveries d’Eliza Doolittle, qui échappe à son quotidien sordide en chantant les plaisirs du luxe ou de la danse étourdie, pleines de grâce et de fraîcheur ; et les chansons gaillardes de son père et de ses acolytes, parfaitement sympathiques. Malgré quelques décalages ici ou là (l’orchestre Pasdeloup, bien que dynamisé par la direction attentive de Kevin Farrell, semble parfois peu réactif), le plateau vocal fait honneur à cette musique aussi raffinée qu’immédiate. Alex Jennings (Higgins), bien meilleur chanteur que son illustre aîné, donne à chacune de ses interventions un peps et une coriacité qui nourrissent son personnage de questionnements intérieurs bienvenus. Donald Maxwell (Alfred Doolittle) croque un papa joyeusement indigne. Quant à sa fille, Eliza, elle est incarnée avec brio par Sarah Gabriel (en alternance avec Christine Arand) : sa voix ductile va de l’accent traînard au ton so British avec aisance, et son timbre lumineux déploie avec charme le doux lyrisme de Loewe. En outre, sa beauté de rousse opalescente et décidée, à la Julianne Moore, sert à ravir un personnage au caractère bien trempé et à la féminité peu à peu révélée. Son apparition à Ascot, vêtue d’une robe qui à elle seule justifierait de combler de louanges le grand costumier Anthony Powell (quel défi, après le travail de Cecil Beaton pour le film de 1964 avec Audrey Hepburn), est formidable, mais plus impérieuse encore sa tenue pour le bal de l’ambassade, et sa manière de la porter : Powell en fait une vestale antique qui dépasse désormais son maître en maintien et en style.
On avouera toujours une réticence devant le sujet de ce musical, dont le livret par Alan Jay Lerner est tiré de la pièce Pygmalion de George Bernard Shaw. Un Professeur qui croit nécessaire d’« améliorer » l’accent d’une pauvre fille, qu’il juge l’un comme l’autre « vulgaire », c’est déjà fort peu sympathique ; surtout quand il auréole cela d’égalitarisme (prouver qu’à accent égal, une vendeuse de fleur vaut une duchesse) alors que tout dans son comportement envers autrui transpire une indifférence émotionnelle et sociale proche du cas psychiatrique. Sachant qu’en plus il ne s’agit pas d’éduquer ou de cultiver Eliza (ce serait supposer qu’elle a un cerveau !), mais seulement de lui donner un « vernis vocal » crédible sans se préoccuper de son être propre et intérieur, cela contribue à créer le malaise… Pendant le premier tiers du premier acte (qui totalise une heure et quarante minutes, c’est bien trop long), l’antipathie provoquée par cette intrigue autant que par son personnage principal ne parvient pas à faire décoller l’œuvre. Chaque silhouette semble réduite à la coquille vide d’une caricature – Eliza, qui aboie son mauvais anglais, comme le Professeur, qui a pour elle moins d’égards qu’il n’en aurait pour un chien. Il faut attendre le premier succès d’Eliza, le moment où elle prononce enfin « correctement » une des phrases retorses que Higgins lui fait répéter sans cesse, pour que l’émotion affleure, et avec elle l’empathie, et donc la dynamique de l’ouvrage comme de la soirée.
Est-ce un effet de ce « pitch » peu aimable ? Robert Carsen semble au départ bien contraint dans son appréhension de l’œuvre. Elégant, stylé toujours, mais très sage… La scénographie de Tim Hatley pose d’emblée de grands principes classiques : une devise en latin au fronton d’un temple à colonnes, qui relaie aussi bien la façade de l’opéra que celle de la maison de Higgins – le tout, d’un blanc immaculé. Il en ressort un sentiment d’irréel, d’idéal abstrait, qui peine justement à donner vie à la première demi-heure. C’est peu à peu que ce monde trop idéal fait sens ; et il le fait alors à la manière de Carsen, c’est-à-dire brillamment et subtilement. Il n’est que de comparer le bureau-bibliothèque de Higgins, d’un ameublement désuet et confiné, et le salon de sa mère (fantastique Margaret Tyzack), décoré d’un Oiseau de Brancusi et aéré de voilages : c’est son univers à elle qui semble de trente ans plus jeune que celui de son propre fils ! Par le talent d’Alex Jennings et de la fine direction d’acteurs de Carsen, Higgins devient ainsi complexe, intéressant voire… attendrissant, lorsqu’il ose tenter l’introspection et ouvre la porte au sentiment. Il suffit alors de voir, dans la scène finale, la vie et la couleur faire irruption chez le Professeur (robe corail d’Eliza, brassée d’hortensias et nappe à fleurs), pour se sentir soulevé d’une émotion toute soulagée : enfin, le décor vit – et c’est peut-être volontairement qu’il a mis tant de temps à s’animer… La vendeuse de fleurs envahit le monde du professeur de phonétique, et ceci nous laisse sur un sourire et un soulagement, qui aident au triomphe. Avec ces fleurs-là, Carsen donne vie à sa Fair Lady bien plus sûrement que Pygmalion à sa Galatée ou que Shaw à son Eliza : car c’est Galatée qui donne vie à Pygmalion, et Eliza à Higgins.
C.C.
Photos Marie-Noëlle Robert/Théâtre du Châtelet.