Matthias Goerne (Mathis)
Enfin, une nouvelle production dans ce long début de saison de l’Opéra national de Paris tissé de reprises et de productions importées ! On attendait avec d’autant plus d’impatience ce Mathis le peintre de Hindemith qu’il s’agit de son entrée au répertoire de la maison. L’œuvre elle-même intrigue : son sujet est une ample réflexion sur le rôle de l’artiste et son engagement (ou pas) dans la vie de la cité, à travers la figure du peintre Matthias Grünewald – l’auteur du fameux retable d’Issenheim. Situé en Allemagne pendant la Guerre des Paysans (au début du XVIe siècle), le livret évoque aussi bien les revendications populaires que les querelles opposants Catholiques et Luthériens – la répression catholique prend notamment la forme d’autodafés de livres censurés. Ajoutez à cela un opéra interdit par les nazis à sa création (reportée à Zurich en 1938) et un compositeur taxé alors de « dégénéré », et vous aurez une œuvre qui se trouve faire écho de façon troublante avec son temps.
Du coup, la transposition de l’action à l’époque de la composition (l’un des possibles les plus fréquents de l’exercice) semble plus que jamais justifiée ici. Or à y regarder de plus près, elle cache un piège dans lequel Olivier Py est tombé : en faisant de Pommersfelden et de Sylvester – les redoutables hommes de main du Cardinal Albrecht – des nazis… avides de faire appliquer les ordres de Rome (!), Py livre à notre regard des images et des propos historiquement abusifs. L’idée si facile et évidente sur le papier fait long feu et trouve sa limite en quelques répliques : toute la question théologique et politique qui sous-tend le rapport Albrecht / Capito (celui-ci, figure sinueuse du pragmatisme), est comme écrasée par cette imagerie. De la part de Py, on ne peut croire cela intentionnel, mais le résultat est bien là. Luthériens-persécutés, Capito-collabo : tout cela est bien réducteur voire franchement embêtant. Même problème avec les paysans révoltés qui, par chrono-logique, deviennent ici des « prolétaires » en colère, drapeau rouge à la main – et dont la présence exaltée, en pleine répression nazie, laisse rêveur… Enfin, on trouvera déplacé, cette fois, le péché mignon de Py (le corps nu mis en scène), selon un même principe de « fausse bonne idée » : si, parmi les tentations qui assaillent Mathis, il est en effet la Luxure et la Séductrice, il y a aussi le Marchand, la Mendiante, la Martyre, le Savant et le Guerrier. Imposer durant toute la scène trois jeunes femmes à demi nues et supposément lascives (leur gestuelle reste bien académique) revient à réduire la problématique complexe de ces Tentations à la question du péché de chair – qui est bien le dernier souci de Mathis, en témoignent les rôles féminins de cet opéra (Regina et Ursula), abstraits au possible.
Mais une mise en scène d’Olivier Py tient tout autant dans la scénographie de Pierre-André Weitz. Et là, on retrouve la magie d’un univers qui joue sur le noir et la lumière, l’or et le trouble. Un art du cadrage (la découpe géante qui reproduit la silhouette du retable de Grünewald), de la profondeur de champ, de la verticalité expressive (ces décors qui se soulèvent et révèlent leurs entrailles), de la monumentalité élégante (un palais du Cardinal qui évoquerait presque celui des Doges à Venise, mais en métal rutilant et selon une frontalité aveuglante) : ce sont là des images visuelles belles et frappantes, qui participent au plaisir du spectacle.
D’une partition complexe, austère parfois, aux longueurs réflexives certaines mais aux moments de chatoiement et de mélodisme intenses également, Christoph Eschenbach dévoile la fresque orchestrale avec puissance et raffinement. Le plateau a la charge d’une vocalité difficile, peu séduisante dans sa courbe, souvent intellectuelle plus que sensitive dans ses enjeux, et devant passer pourtant orchestre dense. Dans le rôle-titre, Matthias Goerne se révèle surtout splendide mélodiste – son septième tableau est un moment magique et suspendu –, mais son timbre un peu opaque dessert la dimension exaltée du personnage. Le Cardinal de Scott Macallister est tout simplement stupéfiant de puissance cinglante, jusqu’au bout de l’opéra où son « Alleluia » couvre tout – Mathis, l’orchestre… Son ténor est certes moins séduisant, car plus trompettant, que celui de Schwalb (Michael Weinius), remarquable aussi : le Cardinal est coupant, le révolutionnaire plus rond ! Thorsten Grümbel, malgré son habit d’officier nazi, conserve à Pommersfelden toute la profondeur de son rôle, quand Eric Huchet force le trait en Sylvester. Capito formidable de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, voix de Mime et jeu subtil. A part la Comtesse, figure presque habituelle de la victime opératique (noble Nadine Weissmann, desservie par la mise en scène), les femmes ont ici un rôle complexe et inhabituel, allant de l’esthétique au théologique. Martina Welschenbach illumine le rôle de Regina d’une voix angélique ; Melanie Diener semble plus à la peine en Ursula – vocalement tout du moins : son engagement expressif, sa plongée dans le personnage et la hauteur de vue qu’elle lui confère, ne font pas le moindre doute.
L’œuvre est un défi – il est ici relevé de façon spectaculaire mais bancale, qui laisse un peu sur sa faim et attise donc l’appétit pour d’autres points de vue.
C.C.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Wolfgang Capito), Scott Macallister (Albrecht von Brandenburg), Gregory Reinhart (Riedinger), Melanie Diener (Ursula).
Crédit : Charles Duprat / Opéra national de Paris