Karine Deshayes (Chérubino) et Luca Pisaroni (Figaro).
En reprenant l’historique production de Giorgio Strehler, montée régulièrement à l’Opéra de Paris de 1973 à 2003 et constituant un fleuron de son répertoire, Nicolas Joel répare le geste inconsidéré de son prédécesseur. En effet, Gerard Mortier non seulement l’avait remisée aux oubliettes de la programmation, mais en outre il en avait fait détruire les décors, selon une tabula rasa quelque peu extrémiste. Des décors jumeaux proviennent désormais de La Scala de Milan, et seul le choix de l’Opéra Bastille pour ce grand retour constitue un regret, tant l’écrin du Palais Garnier aurait été préférable à Mozart, et à Strehler.On salue donc une production devenue un baromètre du bon goût. Les décors d’Ezio Frigerio, mi-construits mi-peints, constituent un équilibre parfait entre l’espace concret et l’imaginaire, la perspective très architecturée du III et le parc à peine esquissé du IV. Teintes douces, grèges et sablées, des matériaux et des costumes ; éclairages latéraux qui poudrent la lumière : le style classique est sublimé, exact écho visuel à la musique de Mozart, il la sert et la nimbe avec grâce.
En trente ans, ces « Noces de Strehler » ont vu passer les plus grands : la distribution de 1973 laisse rêveur jusque dans ses alternances (Janowitz et Price en Comtesse, von Stade et Berganza en Cherubino, et Freni pour Susanna, et Van Dam pour Figaro…) ; ou, de reprise ne reprise, le Comte de Bacquier, Lucia Popp passant de Susanna à la Comtesse, et les vingt ans de Marcellina de Jane Berbié…
Aujourd’hui, force est de constater que la relève est inégale, en tout cas avec la distribution du 11 novembre qui témoigne d’un étrange défaut de casting dans le choix des interprètes. Barbara Frittoli passe avec aisance et beauté les airs de la Comtesse, mais ses attitudes ne la différencient pas autant qu’on le souhaiterait d’une Susanna. Remplaçant ce soir-là Ekaterina Siurina, Tatiana Lisnic joue justement avec piquant, manie le récitatif avec verve, mais d’une voix au format bien petit, plus proche d’une Barbarina. Même Karine Deshayes reste en-dessous de ce qu’elle peut réussir en Cherubino – son premier air a des sons trop hauts, comme poussés. Quant au Comte de Dalibor Jenis, que l’on a tant aimé en Figaro rossinien, il manque ici de toute la moitié médium-grave de sa tessiture, au point d’être souvent inaudible. C’est Luca Pisaroni, splendide Figaro pour le coup, qui pourrait le chanter intégralement ! Lui est remarquable de style et de couleurs, tour à tour mordant et ombré, carnassier ou joueur. Lui seul crée cette évidence d’un interprète qui investit exactement son personnage vocal, même si l’esprit de Strehler et de sa direction d’acteurs, léguée à Humbert Camerlo qui en perpétue la manière, les font tous évoluer avec pétulance. Bel entourage avec Bartolo, Basilio et Curzio drôles et idoines et Ann Murray, un luxe en Marcellina – qui, néanmoins, évite judicieusement d’exposer un vibrato élargi en omettant l’air « Il capro e la capretta ». Dès l’ouverture, Philippe Jordan sculpte un orchestre en énergie, en couleurs – d’une dynamique parfois trop éclatante pour ce plateau inégal. La soirée est avant tout celle de Figaro, chez Strehler, avec Mozart. Très agréable soirée, donc, sinon mémorable.
Barbara Frittoli (la Comtesse). Photos : Fred Toulet / Opéra national de Paris.