OEP99_1.jpg

Cinquième opéra de Peter Eötvös (ou sixième, car sa composition a été menée de front avec celle de Lady Sarashina , créée quelques mois avant à Lyon), Love and others Demons est une commande du festival de Glyndebourne, qui en donna la première il y a tout juste deux ans, ce qui explique le choix de l’anglais pour un livret qui en toute logique eut dû être en espagnol. Car il s’agit de l’adaptation (excellente, par Kornel Hamvai, hongrois comme le compositeur) d’une nouvelle de Gabriel Garcia Marquez, qui nous transporte dans un port de la Colombie de l’époque coloniale (dix-huitième siècle), où coexistent difficilement une église catholique encore toute puissante, celle, de l’Inquisition, et les vieilles croyances païennes amérindiennes et surtout africaines, celle des esclaves noirs. C’est leur choc frontal qui a assurément fasciné le compositeur, une véritable « polyphonie de cultures »...et de langues.

Car à côté de l’anglais, on y entend de l’espagnol, du latin d’église et du yorouba. L’Eglise y apparaît comme tétanisée par ce paganisme toujours vivace, et l’ innocente victime en sera une enfant de douze ans, Sierva Maria de Todos los Angeles (Marie servante de tous les anges), tragique héroïne de l’histoire. Son père, le vieux marquis Don Ygnacio, veuf inconsolable, a abandonné son éducation à l’affection des esclaves noires, en particulier de Dominga de Adviento, elle a donc grandi dans leurs vieilles traditions. Mais lorsqu’elle s’est fait mordre accidentellement par un chien, peut-être enragé (mais ce n’est pas prouvé), l’Eglise panique, la séquestre dans un couvent parmi des nonnes devenues hystériques de peur, et la soumet au rite terrifiant de l’exorcisme : elle en mourra en la seule issue libératrice de ses tourments.

Dominga aura beau expliquer au marquis que c’est seulement de l’absence de mère que souffre Sierva Maria, et le sage médecin Abrenuncio, d’origine judéo-arméniene (ce qui ajoute une autre source ethno-musicale à cette complexité multiculturelle déjà si riche) n’est pas convaincu non plus que l’enfant soit frappée de rage.

Mais rien n’y fait, la malheureuse, terrifiée, est enfermée au couvent des Clarisses où la supérieure Josefa Miranda l’accueille contrainte et forcée, et où elle est livrée à la toute puissance du terrible évêque exorciste Don Toribio . Celui-ci la confie à son assistant bibliothécaire, le père Cayetano Delaura, attiré vers Sierva Maria par un amour fatal. Dernier personnage, Martina Laborde, ex-religieuse emprisonnée au couvent pour avoir commis un crime, conseille à Sierva de demander à ses « démons » de l’emporter bien loin. Comme nous le savons, elle n’échappera que par la mort, une mort de martyre.

Cette matière, si riche et si complexe, a inspiré à Peter Eötvös sa réussite sans doute la plus accomplie depuis les inoubliables Trois Soeurs  tant du point de vue dramatique que musical. Tout à l’opposé du lyrisme intime et discret de cette Lady Sarashina  menée de front et qui nous transportait dans le Japon de l’an Mil, la partition de Love and other Demons  est une tornade tropicale de passion brûlante, une fête somptueuse de rythmes et de couleurs, couchée dans un langage généreusement tonal, mais d’une tonalité bien sûr enrichie et renouvelée où les ascendances bartokiennes du compositeur affleurent parfois, bien que les couleurs americano latines n’y manquent pas et que l’apport sombre et troublant de l’Afrique ancestrale y ajoute ses épices. Mais il n’ y à là aucun disparate, le puissant lyrisme de l’inspiration unifie le tout, et son souffle nous subjugue. Le premier acte est une coulée d’inspiration d’une grande heure sans un temps mort, et si on observe une légère chute de tension, sans doute inévitable, au début d’un second acte plus bref (trois-quarts d’heure) l’inspiration revient bien vite et toute la fin est de la force d’émotion la plus poignante, aboutissant à une catharsis des plus éthérées, celle de la sérénité dans la mort.

Malgré la complexité due à tant de richesses, la maîtrise théâtrale ne perd jamais ses droits, et texte et action demeurent constamment intelligibles. L’écriture vocale très plastique et toujours parfaitement naturelle s’enchâsse dans les sonorités somptueuses d’un orchestre de dimensions moyenne mais divisé en deux moitiés symétriques (gauche et droite du chef), variante de la répartition devant et derrière la scène qui caractérisait les Trois Sœurs.

Pour sa création française, qui ouvre la saison de l’Opéra du Rhin tout en s’intégrant au Festival Musica de Strasbourg, Marc Clémeur a décidé de reprendre la production d’origine à Glyndebourne, que les snobs parisiens habituels ont choisi de qualifier de « ringarde » « comme tout ce qui vient d’Angleterre » ajoutent-t-ils. Or, il s’agit de celle choisie et voulue par le compositeur (qui à Strasbourg en assurait pour la première fois la direction musicale), et elle s’avère d’une parfaite efficacité au service d’une action complexe et mouvementée. Confiée au Roumain Silviu Purcarete, dans les décors et costumes, de Helmut Stürmer, elle nous tient sans cesse en haleine et nous offre une véritable fête de lumières et de couleurs d’une somptuosité toute tropicale.

Le décor unique évoque tantôt un intérieur d’église baroque un peu ruiné, tantôt le grand salon, également décati, du palais de Don Ygnacio, tantôt la clôture oppressante du couvent. L’opulence parfois criarde des costumes « indigènes » contraste avec l’austérité des nonnes et le noir rigoureux des prêtres. De la distribution d’origine, on ne trouve ici que le bel et expressif ténor du vétéran Robert Brubaker, vieux père et veuf accablé par la douleur et le deuil, et surtout l’extraordinaire Allison Bell dans le rôle de Sierva Maria prévu pour un soprano colorature aux exigences énormes, au point qu’on l’imagine difficilement remplaçable.

Lorsque l’on tente de lui ôter ses colliers et autres parures, dons d’amour de celles qui l’ont élevée (« démoniaques », bien sûr) et lorsqu’au cours de l’effroyable torture du rite d’exorcisme accompagné de sévices physiques sanglants elle pousse des cris stridents (« possédée » bien sûr !) le compositeur lui demande jusqu’au contre fa dièse (un demi-ton plus haut que la Reine et la Nuit, observe t-il, mais dans l’air de concert Popoli di Tessaglia     k.316, Mozart exige plusieurs fois le contre sol !). Certes il faut accepter la convention inévitable d’une enfant chantée par une femme, mais cette interprétation va bien au delà de la simple performance. Le jeune baryton Miljienko Türk, incarne un père Caetano pathétique, ardent et torturé par son amour impossible pour la jeune héroïne. Face à lui, la silhouette massive, impressionnante, de l’évêque Don Toribio et le tonnerre de sa basse profonde qui ne peut que terrifier son innocente victime Sierva Maria. Le personnage si généreusement humain et plein de compassions du médecin Abrenuncio trouve en le ténor allemand André Riemer une incarnation pleine de sensibilité et d’émotion.

La lithuanienne Javita Vaskeviciute prête le magnifique velours de sa voix de mezzo au personnage si attachant de Dominga éducatrice et mère adoptive de Sierva Maria, en contraste total avec la dureté stridente et implacable que Susan Bickley (mezzo) prête à Josefa Miranda, supérieure du couvant entourée de ses huit nonnes, harpies hystériques (ce sont elles les vraies possédées, les vrais « démons » du titre, comment ne pas penser aux Diables de Loudun de Penderecki ou à L’Ange de feu   de Prokofiev !). Il n’y a pas d’autre chœur que cet ensemble qu’à d’autres moments on entend commenter l’action en coulisses.

Troisième mezzo de la distribution et lithuanienne aussi, Laima Janutyte, prend le rôle bref mais essentiel de Martina Laborde, qui aidera l’héroïne à franchir le seuil de la mort libératrice. N’ayons garde d’oublier la participation des danseurs maison, et du Philharmonique de Strasbourg , poussé parfois jusqu’à l’incandescence sous la baguette magistrale du compositeur. Un succès triomphal et que l’on a hâte de retrouver bien vite en CD ou mieux en DVD.

H.H.


OEP99_2.jpg

OEP99_3.jpg

Photos Alain Kaiser.