Burkhard Fritz (Henri), Barbara Haveman (Hélène).
Il est suffisamment rare de pouvoir entendre la version originale des Vêpres siciliennes de Verdi, en français et avec son ballet, pour se réjouir que l’Opéra d’Amsterdam l’ait programmée pour son ouverture de saison. Et ce, même si le plateau vocal n’offre pas une langue de Molière (ou de Scribe) très reconnaissable, et même si le sujet de l’opéra donne aux Français, cruels occupants d’une Sicile du XIIIe siècle, le mauvais rôle. C’est d’ailleurs là un mystère assez cocasse : pourquoi diable Verdi, pour sa première commande parisienne, en 1855, a-t-il accepté sinon choisi ce livret « anti-français » ? Provocation ? humour ? indifférence ? Comme si la question ne se posait pas, Christoph Loy reste précautionneusement à la lisière de tout cela, sans lecture véritable, sans radicalité – lui que l’on a connu autrement plus dirigiste quant à l’œuvre, à preuve sa Dame du lac genevoise de la saison passée. Bien sûr, il fait mourir Procida avant son heure (à la fin du IV), mais le maintient néanmoins sous forme de fantôme chantant à l’acte suivant ; on est donc loin de l’interventionnisme musical qui avait alors scalpellisé Rossini. Mais, pour le coup, où est passé le Loy qui, à Aix cet été, proposait avec Alceste une vision singulière, un univers intègre – discutables, certes, mais cohérents ? On glane ici et là quelques indices graves : des photos évoquant parfois le Paris de l’Occupation, une vidéo – très touchante au demeurant – qui indique la date de mort des protagonistes comme se situant dans les années 1940. Or glisser des Français-occupants aux Français-occupés n’est pas sans conséquences, qu’il aurait fallu alors assumer jusque dans la critique historique. Loy s’en dédouane : rien, dans sa mise en scène, ne vient nourrir cette piste, ni sa non-scénographie (quasiment zéro décor, costumes contemporains et quotidiens), ni ses à peu près paradoxaux (pourquoi revêtir Hélène d’un costume historique, à l’instar de celui porté en déguisement par les invités de Montfort ?), ni ses pointes d’humour qui désamorcent toute lecture profonde. A ce titre, les petits drapeaux français et italiens que l’on agite en souriant à cour et à jardin, au moment du faux happy end du quatrième acte, soulignent les failles du livret avec un piquant légitime. Mais comment réunir dans la même production cette ironie légère et, deux actes auparavant, une implacable direction d’acteurs qui fait de la scène du « rapt des Siciliennes » un moment à la limite du soutenable – légitime aussi, et magistral ? Il semble que Loy en soit resté à une succession d’instants, plus ou mois réussis, débordé peut-être par l’ampleur de ce grand opéra français, ou par son impossible livret.
Parmi les plus réussis de ces moments, on retiendra tout ce qui vient enrichir, épaissir les personnages, leur donner une histoire et une humanité profondément émouvantes. La vidéo déjà évoquée qui, par un soigneux travail de morphing, fait émerger sous les visages fermés des protagonistes les enfants souriants qu’ils ont été. Et, clou dramaturgique de la soirée peut-être (et réussite d’autant plus formidable que l’exercice est aujourd’hui miné), le ballet. Le livret de Thomas Jonigk et la chorégraphie de Thomas Wilhelm donnent vie à l’enfance des héros, à leurs jeux complices, à l’émergence du désir qui mue les rapports fraternels d’Hélène et Henri en attirance inavouée, à la relation fusionnelle de Frédéric et de sa sœur qui empêche cette attirance, et à la mère d’Henri qui rêve encore de son beau séducteur. Tout le drame est là, en germe, en nostalgie aussi, exactement comme ces histoires individuelles écrasées par l’Histoire collective et qui font les grands mélodrames. La danse y est jeu, gag, burlesque, autant qu’émotion : on se surprend à trouver là des moments dignes du Kid ou de la Ruée vers l’or, dans cet art de faire des objets du quotidien les plus beaux souvenirs, dans cette manière d’évoquer l’enfance avant la chute. Il faut dire que, dans ce ballet comme durant toute la soirée, la direction de Paolo Carignani fait merveille à la tête du Nederlands Philharmonisch Orkest. Présent à tous, façonnant un drame aussi lyrique qu’implosif, goûtant la phrase et la faisant partager, le chef italien est le premier à créditer de cette belle soirée verdienne. Et le plateau vocal est à la hauteur de cette direction… à l’exception du Danieli à l’émission très droite d’Hubert Francis – le seul Français de la distribution : un comble ! Si le Procida de Balint Szabo semble un rien contraint, attentif à bien négocier son « O tu Palermo » – ce qu’il réussit en effet –, on retient particulièrement le « trio de tête ». Burkhard Fritz, s’il ne possède pas un timbre intrinsèquement séducteur, est d’une subtilité de nuances remarquable dans la partie redoutable d’Henri. Entendre, dans cet emploi de haute volée, un ténor capable de négocier des sons filés et des attaques, des dynamiques modulées à volonté, sur une zone aiguë parfaitement maîtrisée en voix mixte, et le faire avec un sens musical et prosodique impeccable, est une occasion trop rare à l’opéra ! Face à lui, Alejandro Marco-Buhrmester est certes un peu jeune pour incarner son père, mais n’en a pas moins la prestance, le bronze et le velouté nécessaires pour exprimer aussi bien l’amour paternel que la dureté de l’occupant – assez retenue dans la partition, plus cruelle chez Christoph Loy. Barbara Haveman, enfin, surprend par le timbre large, sombre et chaud qui sort de sa petite silhouette ; presque plus mezzo que soprano, elle rend, du coup, parfaitement justice à un rôle écrit par Verdi dans un medium-grave particulièrement exigeant, et confère à son Hélène une stature et une noblesse sonores intenses. On la sent certes plus concentrée, moins naturelle, dans la part fleurie du rôle, mais cela ne l’empêche en rien de passer la tessiture et les traits du Boléro, pas plus que les aigus flottés de son duo avec Henri. Elle nous offre en tout cas des moments de plénitude vocale et verdienne rares eux aussi. De quoi sortir du Nederlandse Opera avec le sentiment réconfortant d’avoir entendu de belles Vêpres siciliennes, et la petite frustration de ne pas les avoir vues réinventées scéniquement à la mesure de leurs multiples défis.
C.C.
Alejandro Marco-Buhrmester (Guy de Montfort), Burkhard Fritz (Henri). Photos Monika Rittershaus.