Co-production du Festival d’Aix-en-Provence et des opéras de Toronto, Lyon et Amsterdam, la « soirée Stravinsky » proposée par Robert Lepage (présentée en septembre 2009 à Toronto) s’impose d’emblée comme le moment le plus magique de l’édition 2010 – et, tout simplement, comme une des productions lyriques les plus féeriques que l’on ait eu l’occasion de voir depuis longtemps.
Outre l’« histoire courte chantée et dansée » Renard et, en seconde partie, l’opéra Le Rossignol (issu du conte d’Andersen Le Rossignol et l’Empereur de Chine), le programme compose intelligemment un bouquet de pièces colorées et de fables animalières associant l’humour au surnaturel, le populaire au merveilleux, le folklore russe aux attraits ludiques de la dissonance. Stravinsky s’y montre sous un jour inspiré et kaléidoscopique, alliant l’aphorisme poétique à la jovialité terrienne, le lyrisme vocal et l’abstraction instrumentale. Programmation séduisante qui en appelle à la virevolte scénique, à la subtilité de ton comme à la joie du geste – le projet de Robert Lepage dépasse largement ces espérances.
Après un Ragtime chaloupé avec peps par la baguette de Kazushi Ono et l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon en guise d’apéritif à l’exotisme inversé, on entre dans le domaine de l’Orient le plus ample, allant de la Russie de Stravinsky à la Chine de son Rossignol en passant par le théâtre traditionnel asiatique. Car Robert Lepage convoque aussi bien le principe du masque que celui de la marionnette, les jeux d’ombres projetées que le théâtre animé sur eau (le mua rôi nuoc vietnamien). A elle seule, la scénographie de livre d’images de Carl Fillion fait voyager l’imaginaire : sur scène, l’orchestre se détache sur un ciel nocturne où une lune illumine la grosse caisse dressée comme un tam-tam ; à la place de la fosse, un plan d’eau tranquille attend ses visiteurs – son ponton laqué et son arbre noueux nous plongent en pleine estampe asiatique ; sur les côtés, deux prosceniums à lampions et boiseries rouges complètent l’évocation. Derrière l’orchestre, un large écran jouera le rôle de drap tendu de cour à jardin pour recevoir ombres et silhouettes projetées. Nous voilà entrés dans le domaine de l’ailleurs, de l’image animée, de l’enfance et du rêve. Que ce soit pour les Trois pièces pour clarinette seule (délicat et fantaisiste Jean-Michel Bertelli) ou pour les œuvres vocales, les costumes chatoyants de Mara Gottler, entre steppes et Cité Interdite, contribuent au voyage.
Pribaoutki et les Berceuses du chat mettent à l’honneur le mezzo profond et opulent de Svetlana Shilova, les Deux poèmes de Constantin Balmont le soprano lyrique et charnu d’Elena Semenova (également la Cuisinière de Rossignol). Seuls les Quatre chants paysans russes avouent une faiblesse dialectale : les timbres et voyelles trop clairs du Chœur de femmes de l’Opéra de Lyon s’y dénotent, d’autant qu’elles ne sont pas forcément toutes au point dans leur gestuelle collective ou leur implication narrative. A l’inverse des quatre voix d’hommes de Renard, solides et complémentaires, bien plantées dans le conte et le jeu. Renard est d’ailleurs exemplaire du principe qui gouverne la soirée (la triangulaire voix/corps/image) : Stravinsky y place les chanteurs « dans l’orchestre », la scène et le théâtre devant revenir à des mimes-danseurs. Ici, ce seront des acrobates-marionnettistes, évoluant en ombres chinoises derrière l’écran, porteurs de masques-heaumes animaliers caractéristiques de l’univers imagé et élégant de Michael Curry – à qui l’on doit aussi les créatures du Lion King. La chorégraphie de Martin Genest est vive, racée, pleine d’humour et de fraîcheur, d’autant que Robert Lepage a choisi de surélever l’écran pour que les pieds des danseurs soient visibles et participent du spectacle.
Au cœur du programme, Renard est aussi placé par Robert Lepage au cœur d’un voyage dans les techniques théâtrales. Avant lui, les pièces courtes ont été accompagnées d’un dispositif ancestral et minimal : les jeux d’ombres manuelles. On est émerveillé de la grâce et de l’esprit qui se dégage de la gestuelle des marionnettistes, situés sur le proscenium et dont les évolutions créent à l’écran des animaux, des fleurs, des objets, non seulement animés mais pleins d’âme, attendrissants toujours – songeurs (le buveur de bière contemplant sa chope), effrayé (le petit lapin tremblant), mutin (le chat se grattant l’oreille)… Presque au point d’en oublier les musiciens, tant notre regard d’enfant, ravi par cette magie, s’attache alors plus à l’illusion des ombres qu’à la réalité des présents. Après Renard, qui ajoute donc les corps-silhouettes au jeu des ombres, l’échange entre voix, corps et image se complexifie encore : Le Rossignol selon Lepage utilise donc la marionnette d’eau – un procédé où l’interprète manipule lui-même une petite marionnette représentant son personnage et évolue dans l’eau, et qui rappellera à certains les Tambours sur la digue d’Ariane Mnouchkine, qui avait revisité cette tradition en l’associant, elle, au bunraku japonais.
Annoncée souffrante le soir du 7 juillet, Olga Peretyatko a pourtant passé à la perfection les roulades, inflexions, suraigus, échos, de son Rossignol. Brillante et veloutée, précise autant qu’enrobée, sa voix possède les atouts de la colorature aisée comme ceux d’un timbre séducteur. Autour d’elle, le plateau est homogène et bien tenu. Face à un Empereur digne plus qu’imposant (Ilya Bannik), la Mort de Svetlana Shilova se distingue à nouveau par sa richesse de timbre bien conduite. Tous se fondent dans la lecture de Lepage, dominée par la couleur chatoyante : maquillages, marionnettes, accessoires, rivalisent d’or et de rouge, d’éclat baroque. Les séquences sur l’eau prouvent un remarquable travail de direction d’acteur et de technique théâtrale : les chanteurs-manipulateurs de leur marionnette, immergés jusqu’à la taille, parviennent à leur donner vie de façon crédible et sensible – qui à son Pêcheur nostalgique, qui à sa Cuisinière inquiète. Subtil et prenant, l’artifice se fait art à part entière et, comme en première partie avec les ombres chinoises, nous redonne pour les objets et leurs manipulateurs un regard émerveillé aux dépens parfois de l’attention à l’orchestre, placé du reste en retrait – même si Kazuchi Ono en détaille toutes les touches d’esprit, toutes les teintes. L’humour (les dragons tout fous) voisine avec la peur (une Mort surdimensionnée, grand squelette articulé qui sert de lit d’agonie à l’Empereur) et le fantastique (les acrobates émergeant de l’eau par-dessous un grand linceul mouillé, fantômes qui assaillent l’esprit du souverain), comme dans les meilleurs contes pour enfants – ceux qui font trembler et que l’on veut pourtant réentendre…
De fait, le premier réflexe en sortant du spectacle est de souhaiter le revoir, s’y replonger, comme pour ne pas quitter ce monde des rêves et des possibles, cette magie du théâtre rendue concrète le temps d’un programme cousu sur mesure pour un Stravinsky de la couleur et de la poésie. Robert Lepage signe là une grande réussite scénique, et le Festival d’Aix, un de ses moments les plus remarquables : car l’exigence y est au plus haut en qualité musicale comme en singularité théâtrale. On en redemande.
C.C.
Le Rossignol, L'Avant-Scène Opéra n° 174 (avec Œdipus Rex)
Photos : Elizabeth Carecchio