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Le compositeur argentin Oscar Strasnoy est né en 1970 à Buenos Aires, six ans avant l’arrivée au pouvoir du dictateur Jorge Videla dont la junte militaire allait ensanglanter son pays jusqu’en 1983. Or pour source de son nouvel opus lyrique, commande du Festival d’Aix-en-Provence et de l’ensemble Musicatreize, il a choisi un texte d’Alberto Manguel qui réveille les douleurs les plus aiguës de ce passé en se situant implicitement dans leur pays natal commun. Dans Un retour, un exilé (Fabris) revient dans le pays qu’il avait fui du temps de sa jeunesse en laissant derrière lui ses amis et sa maîtresse, Marta. Par une confusion des lieux et des temps, il se retrouve happé dans les lieux de terreur qui ont vu la perte de la jeune femme. Cette confusion même des perceptions (et des langues – ici : du français, de l’espagnol et du latin), la terreur par l’absurde, le sentiment de l’implacable arbitraire, renvoient certes à la plume de José Luis Borges dont Manguel fut le lecteur durant de longues années ; mais on pourra se reporter aussi à d’autres imaginaires, à commencer par celui de Perec dont W ou le souvenir d’enfance résonne ici étrangement – même atmosphère glaçante de terreur politique et d’insensible prise au piège finale.

Convoquer les spectres des centres de torture et de leurs bourreaux, les « vols de la mort » et les délateurs, le souvenir des desaparecidos (avec ces amis perdus dont les fantômes semblent hanter Fabris) voire celui des bébés volés (ce filleul que Fabris vient voir n’est-il pas le fils de Marta, grandi loin de sa mère tuée sous la torture ?), implique un propos brûlant – puissant ou terrible. Malheureusement, il ne trouve pas son équivalent dans la musique de Strasnoy ni dans sa dramaturgie. La forme ramassée et chambriste (une heure de théâtre musical pour sept chanteurs et six instrumentistes) est une gageure en soi, qui doit nourrir son énergie interne, la diriger et la structurer, l’épanouir surtout. Manque d’architecture ou d’audace, Un retour en reste à une succession de brefs moments qui ne rendent pas justice à chacun de leurs enjeux – la confrontation de l’exilé à ceux qui sont restés, le glissement des identités avec celui des langues, la mémoire et la culpabilité, etc. Pas assez épais pour être des personnages, les intervenants sont trop concrets pour être des symboles et frôlent alors la caricature, d’autant que la mise en scène de Thierry Thieû Niang y contribue parfois : un bourreau qui s’appelle « Le Scieur » et porte des gants de cuir noir, une vieille délatrice qui chantonne du quasi-tonal, un commandant d’avion (que l’on devine spécialisé dans le « vol de la mort » justement) qui se nomme… Pajaro (« oiseau ») – cela s’appelle enfoncer le clou ! Même le centre de torture porte un nom acronymique à l’origine surlignée (« DIS : D comme disgrâce, I comme infâmie, S comme sombre », nous développe le Professeur Grossman). Tout cela est à la fois trop court et trop lourd, et dessert la tension qu’un tel sujet n’aurait pas dû manquer de posséder. Ce sont les mêmes faiblesses que l’on reprochera à la partition de Strasnoy – néanmoins pas avare de belles sonorités de percussions et de cuivres bouchés, étranges et flottantes. Un souffle court dans la phrase ou l’arc d’ensemble, un panachage d’écritures vocales assez daté, des constructions mélodiques aux ressorts trop évidents et systématiques (l’augmentation intervallique usée jusqu’au procédé) : on reste sur sa faim d’une vraie atmosphère et d’un vrai langage. A la surface des choses au lieu de plonger dans le gouffre – et c’est aussi ce qui ressort de la mise en scène de Thieû Niang, qui s’agite beaucoup sans aller au cœur (quand la scénographie et les lumières d’Eric Soyer jouent plutôt d’un minimalisme judicieux).

On saluera néanmoins les interprètes (et commanditaires) de l’œuvre. Outre les instrumentistes déjà évoqués (cuivres et percussions complétés par deux piano), l’ensemble Musicatreize fait voyager ses cinq chanteurs d’une figure à l’autre, dans une écoute et une excellence musicales qui ne sont plus à démontrer. Mariana Rewerski (Marta) se distingue par un timbre plus lyrique, plus individuel, qui sied à son statut de protagoniste identifiée ; peut-être aurait-il fallu que Hugo Oliveira (Fabris), protagoniste aussi et de plus grande présence dans la partition, soit également d’une stature vocale supérieure. Son style très intérieur, de mélodiste presque, et son timbre un peu étroit, s’ajoutent à une ligne vocale découpée par Strasnoy en incises sans vrai souffle, qui contribue à nous détacher un peu plus de son cheminement tragique. Roland Hayrabedian couve l’ensemble de son soin habituel, mais à lui non plus la partition n’offre pas de « grand moment ». Pour le retour du Festival d’Aix-en-Provence au domaine du Grand Saint-Jean, un Retour qui nous laisse à mi-chemin des attentes soulevées par son sujet.

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Précédant l’œuvre de Strasnoy, plusieurs formes brèves parsèment le début de soirée et le domaine du Grand Saint-Jean, que le spectateur est invité à parcourir en un « Voyage artistique » qui se veut Prélude – lié à la pièce principale par des thématiques voisines. La « Prairie des madrigaux » s’ouvre ainsi à Monteverdi et à Strozzi, interprétés par Amaya Dominguez (en alternance avec Mariana Rewerski dans le rôle de Marta) et la théorbiste Dolores Costoyas. Le timbre chaud de la mezzo interprète avec ferveur des pièces de « Passions et tourments amoureux » dont le choix, axé sur le principe de la basse de chaconne descendante, oriente le programme vers le lamento et la mélancolie. La proximité, le plein air, la légère sonorisation, servent une intimité touchante sinon exempte de fragilités d’autant plus mises à nu.

Un peu plus loin, la « Clairière des contes » propose des lectures autour « De l’amour, des enfers », parmi lesquelles des fragments de l’histoire de Didon et Enée. Bien lire ne s’improvise pas ; or Dominique Bluzet nous gratifie de liaisons hétérogènes, césures journalistiques échappées, respirations inopportunes, d’un ton factuel, d’une voix sans nuance ni amplitude, d’une élocution confuse voire fautive (Scharon [sic] s’exclamant : « Qui qu’tu sois, arrête ! » à la façon d’un Président français aux Commices agricoles…). L’acteur et directeur de théâtre (à Aix, le Jeu de Paume ainsi que le Grand Théâtre de Provence) trahit une approche par trop légère de l’exercice, inappropriée aux grands classiques comme au niveau de qualité attendu du Festival.

Le meilleur de ce Voyage artistique est sans doute le solo chorégraphique de Michèle Noiret, La Primultime rencontre. Dans le sous-bois du Domaine, une scène circulaire s’ouvre à une danse subtile et sensuelle, troublante. Michèle Noiret nous réapprend la danse a cappella, un langage du corps qui parle pour lui-même et sculpte le silence et ses reliefs minimes. Dans cette ascèse sonore, la concentration s’aiguise et s’avive de la moindre cigale, du moindre bruissement de feuillage, du moindre crissement de pied sur le plateau ; y répondent des gestes naissants, osant ou n’osant pas, semblant mesurer l’espace autour du corps. Comme une émanation du lieu et du dit qui s’y danse, la musique émerge d’un bruit blanc – O Solitude déformé par le souvenir, fantôme d’abord, présence ensuite – pour s’y enfouir de nouveau, comme le bruit retournera au silence et le silence à la forêt. Une danse où le regard est aussi important que le corps – surtout les « regards-caméra » de Michèle Noiret qui nous rencontrent sans fard. Un moment très singulier qui fait, à lui seul, le prix de ce Voyage dans le Grand Saint-Jean – pour cette année, encore inégal.

C.C.


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Photos Elisabeth Carecchio.