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Katarina Dalayman, Brünnhilde, et Robert Dean Smith, Siegmund.


Après un Or du Rhin tourné en dérision, accroché à quelques clichés datés et visuellement très laid, on craignait le pire pour la poursuite du Ring parisien de Günter Krämer. Déjouant ce pronostic, le metteur en scène nous surprend et nous offre une Walkyrie sinon pleinement réussie du moins riche de fort beaux moments, notamment grâce à une belle direction d’acteurs que le volet précédent avait laissé deviner sans lui donner sa vraie place. Certes, les tics de lecture surlignée sont toujours là (et ils le seront probablement jusqu’à la fin du cycle) : le haut du Walhalla est toujours décoré des lettres géantes « GERMANIA », dont Wotan fait tomber les trois premières pour nous laisser face à sa « MANIA » – comme si son long monologue était une scène de folie (et que Gennaro n’avait pas pensé avant lui à rebaptiser « [B]ORGIA »…). Mais la plupart du temps, contrairement à un Or du Rhin qui semblait chercher sa cohérence dans cette laideur et ce gros trait, ici ce sont des détails (un mauvais tableau sans intérêt qui masque Notung), des ajouts inutiles (une volonté chorégraphique inaboutie, notamment), qui viennent déstabiliser voire gâcher d’autres idées pour le coup superbes, d’autres tableaux touchant parfois très juste. D’où peut-être cet accueil très divisé, le soir de la première, entre de franches huées et des bravi enthousiastes pour l’équipe scénique, quand L’Or lui avait valu un tollé bien plus unanime. On est prêt à trouver judicieux, et même assez effrayants, les figurants du clan de Hunding, mercenaires sans foi ni loi attendant la soupe servie par Sieglinde. Mais pourquoi nous les montrer, pendant le prélude, en plein massacre ethnique, viol à la machette compris, si Hunding est supposé respecter le caractère « sacré » de l’hospitalité ? En somme, pourquoi l’armer d’un fusil mitrailleur s’il doit finir Siegmund à la baïonnette… ?! On se plaignait, pour L’Or du Rhin, de ces faux plastrons musculeux mal réalisés ; Wotan y échappe cette fois (il est passé sans transition au smoking) – mais pourquoi, dès lors, affubler la pauvre Yvonne Naef (Fricka) d’une robe vulgaire et mal seyante de sous-Traviata (une crinoline rouge au tissu trop fin laissant paraître l’armature, et portée sur un justaucorps de tulle noir !) ? On est prêt à se laisser séduire par le tableau magique de l’apparition de Brünnhilde à Siegmund : en un fond de décor comme poudré par un voile et une lumière ineffables, les vierges promises se mêlent à des pommiers en fleurs… mais pourquoi donc avoir laissé au sol les dizaines de pommes du tableau précédent, véritable défi de circulation pour les interprètes ?! Même clivage incompréhensible au début du III, où une autre belle idée se fait court-circuiter par le désir systématique de meubler la scène : la toilette mortuaire réalisée par les Walkyries sur les corps nus et sanglants des combattants, qui les revitalise pour les faire passer dans l’autre monde, offre une vision touchante, entre rite et tendresse, de la rencontre entre les vierges divines et les héros mortels. Quel dommage que le fond du décor soit occupé par une chorégraphie mécanique (Otto Pichler) de pseudo-soldats en tenue illisible (combinaison anti-radioactivité ? de parachutisme ? masques mortuaires ?), selon un tempo gestuel en contradiction permanente avec celui des Walkyries et de leurs cadavres ambulants. Enfin, dans l’enthousiasme d’une quasi-confiance recréée, on était prêt à aimer le tableau final – du moins à son début : devant un rideau noir, à l’avant-scène, Brünnhilde est allongée par Wotan sur une petite table ; le rideau se lève lentement, et un violent éclairage écarlate surgit par en dessous, baignant peu à peu l’héroïne sur une mer de lumière rouge. Finir là-dessus aurait été superbe… Mais non : Brünnhilde, sans doute pas bien endormie encore…, se relève et va se coucher sous la table (il faut dire que dessus, à côté d’elle, il y a le corps de Siegmund, qui n’a rien à faire là…) ! et le rideau se lève complètement, révélant une foule frontale, à contre-jour sur un paysage dévasté (déjà le Crépuscule ?). Quel dommage… Restons cependant sur les belles idées, qui prouvent que Günter Krämer peut mener son Ring ailleurs que vers le dérisoire et nous donnent finalement envie d’en découvrir les deux prochains volets – même si un petit fond de méfiance subsiste…

Restons aussi sur la brillante qualité de la distribution, plus remarquable que celle de L’Or et qui donne à cette Walkyrie de très beaux moments wagnériens. D’une voix plutôt claire, plus petite que celle que l’on attend habituellement d’un Siegmund mais à la vaillance certaine, Robert Dean Smith offre une leçon de chant et de style : une longueur de souffle à faire pâlir les belcantistes, une diction de Liedersanger, une aisance confondante (les « Wälse ! » du I !) qui faiblit certes un peu au II ; il dessine un Siegmund étonnamment élégant et racé. Il retrouve en Sieglinde Ricarda Merbeth qui était sa Marietta dans La Ville morte en octobre dernier sur ce même plateau, et leur duo fonctionne de nouveau à plein : elle sait donner l’éclat comme la panique, la fougue comme l’épuisement, et tient sa ligne avec énergie et classe, elle aussi. Les sœurs de Brünnhilde forment un bel ensemble, vif et généreux. Le couple Wotan / Fricka séduit moins. Falk Struckmann, initialement prévu à la première, y fut remplacé par Thomas Johannes Mayer – qui doit aussi assurer l’alternance pour trois soirées de juin ; plus incisif que son collègue, Mayer abuse néanmoins d’un parlando qui grève la ligne et la conduite de son chant. Et Yvonne Naef, si elle habite sa Fricka d’une présence altière et complexe, propose pourtant un timbre assez dur qui dessert la noblesse du personnage. La grande triomphatrice de la soirée est la Brünnhilde de Katarina Dalayman, vocalement superbe et ravageuse, projetant sa voix dans tout l’espace de Bastille sans violence ni tension, aussi crédible et touchante en petit soldat wotannien prêt à l’action qu’en petite fille éperdue et abandonnée. Philippe Jordan convainc lui aussi bien plus que lors du Prologue ; plus théâtral, plus flamboyant, en dépit de problèmes d’accord des cuivres récurrents dans la fosse. En verve ombrée de ces quelques flottements, l’orchestre de l’Opéra n’atteint pas encore au souffle absolu que l’on attendrait, mais conduit une soirée dense et énergique. Mais cette fois, loin d’envisager la suite avec crainte, on l’attend avec impatience. Rendez-vous en mars 2011 pour Siegfried.

C.C.

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Ricarda Merbeth, Sieglinde, et Robert Dean Smith, Siegmund. Photos OnP / Charles Duprat.


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Thomas Johannes Mayer, Wotan, et Yvonne Naef, Fricka. OnP//Elisa Haberer