Elena : Joyce DiDonato. Malcolm : Mariselle Martinez.
Commençons par la bonne nouvelle : une grande soirée musicale et rossinienne. Ensuite, la moins bonne : pas de Dame du lac à l’horizon. On touche ici aux limites de l’exercice de la relecture, autant qu’à celles du remaniement d’une partition ; limites royalement franchies d’ailleurs, la relecture devenant sans vergogne réécriture (il n’est que de voir l’«argument», signé Loy dans le programme et qui raconte sa vision du livret plus que le livret lui-même, sans en prévenir d’ailleurs le lecteur), et le remaniement, détournement. Le spectacle que nous propose le Grand Théâtre de Genève se pose quasiment en cas d’école de la question épineuse de la mise en scène aujourd’hui d’une œuvre d’hier, cas le plus polémique et contestable ici, rendu heureusement supportable par une qualité musicale exceptionnelle. Non que l’on demande forcément un lac en fond de décor et des Ecossais en kilt ! Que l’on nous fasse la grâce de penser que l’on sait apprécier les relectures les plus radicales lorsqu’elles sont lisibles et cohérentes. Le problème est autre, et démultiplié. D’une part, Loy ne fait pas confiance à l’œuvre elle-même, et tombe dans le travers actuel qui veut qu’un argument romantique du type de celui de la Donna ne serait que niais ou – au mieux – naïf, en tout cas insatisfaisant pour nos cerveaux contemporains. C’est faire bien peu de cas du librettiste, et des cerveaux d’hier et d’aujourd’hui. On nous apprend donc qu’Elena aime, en fait, Giacomo (!), que la musique nous le dit même si le livret dit le contraire (!!) et qu’on ne l’avait pas compris (re- !!), et que le finale va donc les réunir au lieu de réunir Elena et Malcolm. D’autre part, il fait sourire aux dépens de l’œuvre : ne pouvant totalement effacer les paroles des airs (« monte dans mon esquif », etc.), il nous met en présence d’acteurs mimant leur texte au second degré (et de ramer assis sur une chaise, ou de chanter l’aurore en lisant sa partition de choriste en répétition…). En outre, la relecture ne tient qu’au prix de coupures éhontées : Albina, tous récitatifs omis, est réduite au statut de figurante-observatrice ; le tableau du palais, privé des scènes de confrontation-réconciliation entre Giacomo et Douglas, devient absurde ; le finale, caviardé, supprime allègrement le moment où Giacomo renonce à Elena et la cède à Malcolm. Evidemment, à ce compte-là, il est simple de prétendre lire entre les lignes et la musique tout autre chose que ce que le livret propose (et avec lui, la musique ! car quand même, c’est bien sur ce livret de Tottola que Rossini a composé, imaginé, sculpté, sa partition…). Si l’on méprise Tottola à ce point, ou si l’on s’en sent à ce point étranger, autant choisir une autre œuvre pour son travail de metteur en scène ! Car enfin, ceci n’est que de la demi-mesure incohérente, qui fait fi des enjeux réels de l’œuvre… autrement plus compliqués à mettre en scène de façon crédible aujourd’hui qu’une série de concepts surajoutés pour remplir un livret que l’on ne parvient plus à appréhender comme tel. Au metteur en scène d’affronter le problème d’un finale édifiant et moralisant associé à une œuvre romantique, ou le défi de rendre émouvant l’amour scénique d’une femme et d’un contralto travesti ! Défis évacués ici, au prétexte de leur côté supposément désuet et creux – c’est bien facile. Et pour meubler ici ce que l’on aura déménagé là, on offrira, en vrac, des choristes en répétition, du théâtre dans le théâtre, du réalisme misérabiliste façon Deschiens ou Marthaler (les costumes d’Herbert Murauer), du conceptuel intello (un ballet de Sylphides, façon de nous dire « mais oui, c’est romantique, je le sais, et je vous montre que je le sais, mais en fait je m’en moque ! »), une soirée diapo, des chasseurs à courre (car c’est difficile d’évacuer totalement les chasseurs…), le tout dans une tristounette salle de patronage. Le plus râlant ? c’est que les qualités de directeur d’acteurs de Christoph Loy éclatent à chaque instant. Regards, échanges, intériorisation, le plateau est une mine d’informations et de vie, chaque chanteur un être vibrionnant d’idées… sur un fil narratif et un rapport au mot chanté rendu tellement absurde que ces idées et informations semblent les perles disparates d’un collier cassé. Pas un instant l’on ne s’ennuie, mais pas un instant on ne suit une Donna del lago. Ni celle de Rossini-Tottola, ouvertement décriée par le metteur en scène ; ni la sienne propre d’ailleurs, qui ne parvient pas à exister contre elle-même faute de cohérence. On est intrigué, au début, par l’idée fantasmatique d’un Giacomo sortant de l’esprit d’Elena : sa disparition dans le décor est un beau moment, qui donne envie d’aller plus loin dans cette voie. Mais Loy ne poursuit pas, et redonne ensuite au personnage une existence concrète. On est intéressé, ensuite, par ce Malcolm féminin, double gémellaire de l’héroïne, et qui pourrait à ce titre assumer un discours amoureux ; leur premier duo tient debout dans cette optique mi-mentale mi-homosexuelle. Mais à nouveau, Loy ne peut poursuivre de façon lisible, et Malcolm se perd ensuite entre costumes masculins et féminins, entre dialogue et miroir. L’œuvre reste réfractaire à des idées trop excentriques, au sens premier. Car l’œuvre « reste » et se rebiffe… Marque du chef d’œuvre, malgré ce traitement de choc, Rossini est bien là, et bien chanté, d’autant que tous assument pleinement les choix du metteur en scène et vivent la scène de façon aiguë. Le plateau semble convaincu de ses options étranges, et joue le jeu de situations incongrues avec humour et sérieux mêlés, rendant parfois presque sympathique cette entreprise de déconstruction systématique… Le spectateur ne comprend donc rien, mais s’amuse beaucoup, et, plus encore, se fait musicalement grand plaisir. Car sous la baguette raffinée de Paolo Arrivabeni, chacun fait montre de style et d’éloquence. Digne Douglas, plus exact que retentissant, de Balint Szabo ; opulent Malcolm de Mariselle Martinez, qui aurait mérité que son rôle ne soit pas sacrifié ainsi sur l’autel d’un interventionnisme prétentieux. Malcolm est un personnage masculin, amoureux et aimé d’Elena, et chanté par une femme : il faut faire avec, ou pas du tout… La mezzo chilienne possède des graves de contralto et une virtuosité jubilante tout à fait séduisante. Fidèles à leur modèle de papier, les deux ténors Gregory Kunde et Luciano Botelho s’opposent et se complètent : au premier, une vitalité vaillante et puissante (qui manque toutefois de morbidezza dans les passages qui demanderaient de la voix mixte plutôt qu’une compression permanente) ; au second, une légèreté plus coulante, malgré un timbre un peu étroit et des contre-Ré problématiques le soir de la première. Mais tous deux assument avec panache ces deux rôles à la vocalité effroyable, même s’ils la tirent de force vers un chant de poitrine permanent, qui perd alors sa saveur belcantiste. Enfin, rien ne peut brimer l’Elena de Joyce DiDonato : mal attifée, manipulée par la mise en scène dans un sens qui va contre la musique et contre les projets de Rossini, elle habite pourtant chaque seconde d’un personnage qui n’a certes plus rien à voir avec La Donna del lago mais vit sous nos yeux des moments palpitants (pour elle…). Cela pourrait être vain, mais c’est vécu. Stupéfiante d’aisance dans son chant virtuose et sensible, elle donne une déroutante impression de facilité jusque dans son rondò final, et une plus déroutante encore impression d’engagement dans une dramaturgie qui nous reste opaque. On attend toujours une Donna del lago mise en scène avec ses propres enjeux, qu’ils soient lus ou relus – peu importe –, mais assumés et affrontés plutôt qu’évités et remplacés par d’autres... Et l’on espère qu’elle sera servie par des interprètes du même niveau d’exception.
C.C.
Elena : Joyce DiDonato.
Elena : Joyce DiDonato. Giacomo V/Uberto : Luciano Botelho. Crédit photos : GTG/Monika Rittershaus