Malena Ernman (Idamante) Sophie Karthäuser (Ilia).
Dès les premières et puissantes mesures de l’Ouverture, nous sentons une forte présence au pupitre de direction : elle ne nous lâchera plus durant près de quatre heures de spectacle. Jérémie Rhorer (trente sept ans, mais il en paraît dix de moins) est pour moi la grande révélation de la soirée. Un vrai chef, et, chose plus rare, un vrai mozartien, qui transmet toute l’incandescence, toute la tension dramatique de ce chef-d’œuvre d’un Mozart de vingt cinq ans. Rudesse et suavité y alternent et y contrastent, et à l’exquise élégance des bois entourant les airs d’Ilia s’opposent la rudesse coruscante, l’âpreté, la grandeur des cuivres naturels, avec leurs faiblesses d’ailleurs : quelques couacs des cors ! Mozart les a subis aussi et on s’en fiche . Admirable distribution vocale, sans oublier les Chœurs de la Monnaie, abondamment sollicités et d’un éclat merveilleux. Sophie Karthäuser, pour moi le plus beau soprano lyrique mozartien du moment, est une Ilia de rêve, grâce virginale et vaillance héroïque, belle à entendre et à voir, actrice consommée. La Suédoise Malena Ernman lui donne dignement la réplique en Idamante, rôle que Mozart fut forcé d’écrire pour un castrat. Les deux voix féminines conservent dans leurs duos amoureux un charme androgyne peut-être pas voulu par le compositeur, mais pleinement assumé ici, d’autant plus que la silhouette et la démarche de cette magnifique chanteuse ne laisse aucun doute quant à son sexe véritable. Electre, on le sait, est une furie, un monstre à la fois brûlant et glacé qui fait plus que préfigurer la Reine de la Nuit. La Bulgare, Alexandrina Pendatchanska (pour moi la seconde grande révélation de la soirée, qui avait pourtant chanté une admirable Donna Anna ici même) l’incarne avec une intensité terrifiante. Silhouette toute noire, c’est une tornade qui ne laisse que ruine derrière elle. Dans le rôle titulaire, l’Américain Gregory Kunde, très émouvant en sa chaude humanité (quel beau visage expressif !) est le seul élément de la distribution à ne pas échapper à quelques menues défaillances de justesse. Il est vrai que son grand Air du deuxième acte est l’un des plus redoutablement difficiles de tout le répertoire mozartien, au point que le compositeur dût le simplifier un peu pour un chanteur dont il avait surestimé les capacités. C’est bien entendu la version d’origine que l’on a entendue ici. Trop souvent sacrifié, le rôle plus modeste d’Arbace, opportunément réhabilité par la mise en scène, trouve en Kenneth Tarver une incarnation parfaite.
Précisons qu’à l’exception du ballet, le plus souvent omis (mais on aurait pu le faire entendre lors d’un concert regroupant les différentes variantes et « chutes » de cette surabondante partition), l’œuvre a été présentée pratiquement sans coupures, quelques trop longs récitatifs ayant été émondés sans regrets. Ah oui, il y a aussi une mise en scène, d’ailleurs magistrale techniquement, avec une direction d’acteurs qui est un modèle du genre. Le jeune flamand Ivo Van Hove, très engagé politiquement, a choisi de situer l’action à notre époque, au cœur du conflit opposant les Etats-Unis (et leur fidèle allié israélien) au terrorisme islamiste. La puissance maléfique et arbitraire de Neptune y devient celle d’Al Qaïda, Idoménée, c’est un président américain à la dégaine de G.W. Bush en chemise et cravate, son fidèle ministre Arbace, incarné par un chanteur noir, rappel inévitablement la silhouette de Barack Obama. Le décor principal est une très neutre et très laide salle de réunion parlementaire à la tête de laquelle Idoménée s’exprime devant un micro, face au Chœur de députés (ou de PDG?) en stricts costumes noirs. Les nombreuses chaises deviennent autant de projectiles qui catalysent les frustrations du Roi-Président ou la rage hystérique d’une Electre intégriste.Fort bien, pourquoi pas après tout ? Si la démonstration idéologique n’échappe pas à quelque pesanteur didactique, soulignée par les films et projections, tant d’attentats terroristes aux retombées sanglantes que de vols d’avions rapatriant les corps des victimes de la guerre d’Irak face à l’indifférente foule new-yorkaise en liesse (ici, le parallèle se fait assez saisissant il faut le dire), reconnaissons que jamais cette lecture « engagée » n’interfère avec la vérité profonde du chef-d’œuvre de Mozart, dont l’autonomie demeure totale : dans ce genre d’exercice souvent périlleux, la réussite est indéniable. Simplement, ce que nous voyons se déroule sur un plan parallèle et autonome : intact, très heureusement, l’Idoménée de Mozart ne présente point d’interférences ni même de véritables rencontres avec le travail très efficace d’Ivo Van Hove, de son scénographe Jan Versweyveld, des remarquables séquences vidéo de Tal Yarden. Ce travail est une des lectures plausibles de l’œuvre, ce n’est certes pas la seule, elle essaye de capter dans un présent forcément circonstanciel et éphémère un chef d’œuvre intemporel au service d’un mythe qui l’est également. Une riche et somptueuse soirée, dont je suis sorti heureux, comblé, et peut-être un peu plus riche de sagesse et de réflexion. C’est beaucoup !
Décidément, avec Peter de Caluwe, qui nous présentait l’instant d’avant sa passionnante saison à venir, le Théâtre Royal de la Monnaie est en bonnes mains.
H.H.
Gregory Kunde (Idomeneo)
Malena Ernman (Idamante) Sophie Karthäuser (Ilia). Photos Bernd Uhlig