© Jean-Louis Hernandez
La popularité universelle de Manon Lescaut n’a vraiment été freinée qu’en France (c’est compréhensible !) par celle encore plus grande de la Manon de Massenet, d’ailleurs toute différente. Premier triomphe d’un Puccini de 34 ans, si elle n’a pas la totale perfection de La Bohème, qui lui succède, et des opéras suivants, si elle n’est qu’un quasi chef-d’œuvre, ce n’est certes pas à cause d’une musique jaillissante et audacieuse, mais bien par un livret dont on sent l’origine tourmentée, voir hétéroclite, au point qu’il fallut non moins de sept librettistes (dont le compositeur lui-même) pour en accoucher, dans le souci de se différencier à tout prix de la Manon de Massenet, antérieure de huit ans, mais dont la première en Italie n’eut lieu heureusement que quelques mois après celle de Puccini. Tirer un livret d’opéra d’un roman pose presque toujours problème, à cause de nécessaires raccourcis. Ici, le deuxième acte nous situe d’emblée dans le riche palais de Géronte, et seule l’apparition ultérieure de Des Grieux nous explique la « trahison » de Manon. Et au dernier acte, l’omission de toute allusion à la rixe ayant obligé Des Grieux à fuir ne donne aucune raison à la mort des amants dans le désert (Massenet faisait mourir Manon avant son embarquement).
En situant l’action dans les années 1930, le metteur en scène Lluis Pasqual a multiplié les problèmes d’une œuvre de toute manière délicate à monter. Pourquoi 1930 du reste ? Parfois on choisit l’époque de composition d’une œuvre, en l’occurrence la fin du XIXe siècle, mais aujourd’hui 1930 a tout autant cessé d’être « contemporain ». Autant les grands mythes intemporels se prêtent à toutes les transpositions, autant une œuvre comme le roman de l’Abbé Prévost, aussi nettement situé dans une époque (le XVIIIe siècle) au contexte matériel, social, voir moral, très éloigné du nôtre présente des écueils qu’on n’évitera qu’en modifiant le livret. Ce qui n’est pas le cas ici. Lorsqu’à la fin du Ier acte, Géronte ne peut poursuivre les amoureux fugitifs faute de disposer de chevaux frais (alors que l’action a été située dans un hall de gare !), un ressort essentiel de l’action perd toute vraisemblance. Et Lluis Pasqual, pour conserver le Madrigal et le Menuet du IIe acte, a dû situer cet acte sur un plateau de télévision (au prix d’ailleurs d’un autre anachronisme pour 1930 !) où l’on tourne en costume du XVIIIe, son protecteur voulant sans doute faire de Manon une star ! Sa fuite est compromise car elle veut emporter son or et ses bijoux, dont on cherchera vainement la trace. Plus grave encore : en 1930, les prostituées n’allaient plus au bagne. Et Géronte n’avait aucun pouvoir pour faire arrêter Manon chez lui, car elle n’était que sa maîtresse entretenue et non son épouse : donc, pas d’adultère constaté, et s’il fallait déporter toutes les femmes infidèles de France, le pays serait bien vide ! Il en était autrement sous Louis XV. Quant au départ des malheureuses, encore actuel peut-être sous la Restauration, époque de la « chaîne » évoquée dans Les Misérables, il était tout aussi invraisemblable en 1930. Pour les décors de Paco Azorin, la contrainte du hall de gare voulue pour le Ier acte entraîne forcément celle du plateau de télévision. Par contre, ces charpentes métalliques conviennent parfaitement à la prison de l’acte 3, de toute façon le plus magistral des quatre du point de vue dramatique, en sa concision exemplaire, et le plus réussi ici. Quant à la présence d’un butoir ferroviaire en plein milieu du désert final, rappel de celui qui accueillait le train de Manon au 1er acte, elle souligne (un peu lourdement) la fin du voyage. Le spot géant descendant des cintres au tableau final, rappel de l’acte « télévisuel », m’a fait penser aussi à Hugo, à l’œil implacable de la conscience poursuivant Caïn jusque dans sa tombe. Une fois émises ces objections, cette mise en scène a de grandes qualités, épousant les rythmes si variés de l’action, témoignant d’une excellente direction d’acteurs dont bénéficie tout particulièrement l’éclatant talent scénique de l’héroïne titulaire, ce qui nous amène à la distribution.
Admirable actrice, la Manon de Svetla Vassileva, n’a plus hélas l’âge du rôle. Si la silhouette demeure irrésistible, la voix est usée, fatiguée, c’est celle d’une femme de 40 ans, non celle d’une toute jeune fille, avec ce vibrato large propre aux voix slaves et flirtant dangereusement avec la justesse et ces graves poitrinants, généreux, mais d’une couleur bien peu italienne. Dans les passages purement lyriques, dans les nuances intimes et le registre aigu, cela reste très beau. Des Grieux est un rôle terrible, l’un des plus éprouvants du répertoire lyrique, sollicitant durement l’aigu, mais en gardant les réserves d’ampleur dans le grave à A Manon mi tradisce ! (Acte 2), d’une écriture presque verdienne. Le ténor ukrainien Misha Didyk, grand tempérament d’une vaillance et d’un éclat presque excessifs au premier acte, déplace son rôle vers une véhémence quasi vériste : Des Grieux, ce n’est ni Turiddu ni Canio, que diable ! Passons sur le défaut véniel d’un slave en délicatesse avec les nasales, d’où des « Manonng » quasi marseillais, mais lorsqu’il hurle et sanglote, la justesse en souffre sérieusement. Certes, son triomphe auprès du public me donne tort, mais tout de même... Les autres rôles, tous secondaires, à côté du couple des amants, posent beaucoup moins de problèmes vocaux. Lescaut, seul personnage qui ne soit pas tout d’une pièce, et donc psychologiquement le plus intéressant, est un être trouble et même démoniaque. Son rôle de tentateur me fait penser irrésistiblement au Nick Shadow du Rake’s Progress strawinskyen. Excellent chanteur et comédien consommé, Lionel Lhote y est parfait. Alexander Teliga, irréprochable dans le rôle assez bref de Géronte, est devenu logiquement dans cette mise en scène un grand capitaine d’industrie, un P.D.G. sans doute mafieux. Mais il n’est ici ni vieux ni laid, seulement massif et vulgaire, de sorte que l’humiliante épreuve du miroir que lui inflige Manon en perd tout son sens. L’excellent Edmond incarné par Benjamin Bernheim fait regretter que Puccini l’ait fait disparaître après le 1er acte, où sa séduction vocale et scénique fait merveille. Dans le Madrigal, c’est le mezzo de Franziska Rabl qui s’acquitte parfaitement de sa brève intervention, là où de nos jours on pourrait même envisager un contre-ténor ou un falsettiste (le livret prévoyait un castrat, inexistant en France !)... Enfin, un grand bravo doit saluer le travail exemplaire des chœurs et de l’orchestre maison sous la direction magistrale et enflammée (certains tempi rapides parfois risqués mais toujours assumés) de Kazushi Ono, que Serge Dorny a su attirer à Lyon après son départ regretté de Bruxelles.Peut-être est-il le vrai triomphateur de la soirée (le public l’a bien montré !), car avec l’importance toute nouvelle en Italie à l’époque de la dimension symphonique, Manon Lescaut est aussi un opéra de chef d’orchestre.
H.H.
(La grève nationale du 21 janvier a retardé la première de 24 heures).