Avant de poursuivre son chemin à La Scala en 2011, la production de Mort à Venise signée Deborah Warner et déjà présentée à Londres en 2007 arrivait ce mois-ci à La Monnaie, co-productrice du spectacle. Secondée par des partenaires scénographiques de haut vol – parmi lesquels Chloe Obolensky pour les costumes et Jean Kalman pour les lumières, un doublé à qui l’on devait déjà l’univers élégant de la Didon célébrée il y a peu à l’Opéra-Comique –, Deborah Warner réussit à composer une lecture fluide et vibrante de cette œuvre difficile. Difficile, car ses multiples tableaux brefs et enchaînés fragmentent la narration et surexposent le personnage d’Aschenbach ; car son sujet réflexif, voire métaphysique, offre a priori peu de prise au concret de la scène ou de l’émotion ; car les références sont pesantes, enfin – cette œuvre ultime de Britten reste malgré elle marquée de l’empreinte indélébile du film de Visconti qui lui fut contemporain et imposa sa vision du texte de Mann.

Et pourtant, tous ces pièges sont déjoués. La construction du livret éclatée en facettes trouve un écho très musical dans les décors glissants d’Obolensky, se faisant et se défaisant d’un souffle de sirocco, ouvrant les chambres d’hôtel sur la plage du Lido, refermant les canaux trop étroits en églises obscures, en de véritables fondus enchaînés insaisissables. Venise – beauté et pourriture, lumière et choléra – passe dans les lumières de Kalman, qui muent elles aussi, insensiblement, de la transparence naturelle à l’épaisseur méphitique. Deborah Warner peut alors s’offrir le luxe d’un classicisme du détail (fauteuils de rotin, chapeaux de paille et robes crème), et déployer sa direction d’acteurs aiguë sur un Ian Bostridge idéal – timbre étrange, corps fragile, présence habitée –, contrepointé par un Andrew Shore versatile à souhaits (il compose parfaitement les parts comiques ou inquiétantes de son rôle multiple). La direction de Paul Daniel porte l’orchestre de La Monnaie à son meilleur, de couleurs et d’atmosphères, d’énergie rentrée et de froissements délicats, faisant sonner la partition étonnante de Britten avec crudité ou langueur. Et la chorégraphie poétique de Kim Brandstrup place avec finesse Tadzio au croisement du beau antique et de la juvénilité – superbe et mélancolique Leon Cooke.

Evitant les lectures univoques qui réduisent le « Je t’aime » d’Aschenbach à Tadzio à une problématique charnelle ou même passionnelle, D. Warner réussit néanmoins à conserver à l’œuvre (celle de Britten, mais aussi celle de Mann) ce qui en fait la magie organique et non purement intellectuelle : constamment, la sensualité est celle de l’air traversé, respiré, dansé. De l’art de la mise en scène…

C.C.