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Le Bolchoï au Palais Garnier

En ouvrant sa dernière saison à la tête de l’Opéra de Paris avec l’Eugène Onéguine du Bolchoï (au grand complet, avec chœurs et orchestre) au Palais Garnier, Gerard Mortier a peut-être réussi la quadrature du cercle : théâtre et musique en ces temps de querelles « théâtre ou musique ? », scandale et succès quand la mode en est aux expériences aléatoirement dosées sur la manière de bousculer le public – trop, ou trop peu.

Rarement en effet on aura vu lecture plus décapante et éclairante, belle et sobre, bouleversante et distanciée. On la doit à Dmitri Tcherniakov – dont on attend avec impatience le prochain Macbeth parisien. Chacun de ses choix radicaux et cohérents met Onéguine à nu, et provoque une émotion d’autant plus profonde qu’elle ne provient pas d’un pathos facile mais de la vision de personnages en pleine solitude, se heurtant sans cesse aux traces de la mondanité incompréhensive qui les entoure comme aux barreaux de la cage d’un destin mal inspiré. Pour accentuer cette impression d’enfermement, la scénographie se concentre dans un décor faussement unique : la salle à manger bourgeoise de madame Larina sera le cadre des actes I et II, et se muera pour l’acte III en luxueuse salle de réception chez Grémine – une immense table centrale commune aux deux pièces, une transposition fine des éléments de décor (le lustre initial, par exemple, gagnant en luxe et en taille lors de sa seconde apparition), ajoutant au sentiment de continuité entre ces deux espaces. D’où une sensation de huis-clos oppressant, cet intérieur permanent n’ouvrant que rarement sur des fenêtres au demeurant sans horizon.

Tcherniakov, en réduisant ainsi les lieux au minimum et en les refermant sur eux-mêmes, en fait le laboratoire d’une mise à vif de l’œuvre et des personnages. Obstinément, il refuse la pseudo-grandeur des drames humains : le coup de feu qui tue Lenski part accidentellement alors que les deux amis tentaient d’éviter le duel engagé ; et lorsque Onéguine veut mettre fin à ses jours après avoir essuyé le refus de Tatiana, son arme s’enraye pitoyablement. Aucun faux romantisme non plus dans l’épreuve des retrouvailles : Grémine assiste au monologue de sa femme avant l’arrivée d’Onéguine et la laisse affronter son ancien amour en toute conscience, et toute confiance. Il réapparaît à la fin de la scène, entraînant Tatiana sur le chemin d’un dîner mondain sans un regard pour le non-rival, échoué sur le tapis, lamentable. Surtout, aucune nostalgie de l’« âme slave » : les convives de madame Larina ne songent qu’à s’amuser, indifférents à la musique (le duo des sœurs passe, dos au public, comme une souffrance) comme à la douleur – tout au plus les attitudes hagardes de Tatiana les font-elles rire : être aussi perdue, est-ce donc possible, vous reprendrez bien un peu de vatrouchka !?

Mais Tcherniakov réussit la seconde part de cette démarche périlleuse, car s’il dénude l’œuvre de ses parements faciles, il ne proclame pour autant aucune indifférence à sa charge émotionnelle redoutable, ni aucune ironie à ses dépens. L’exaltation est bien là, comme le désespoir des destins qui se sont manqués : pas Onéguine et Tatiana, non, mais Lenski et elle, tant ils étaient faits, le poète et l’épistolière, pour s’entendre. Il faut avoir vu ces scènes où une direction d’acteurs aiguë isole les protagonistes au milieu d’une foule chantante ou ricanante, ou soudain silencieuse, en un temps du geste, du mouvement, différent, jouant presque alors le rôle d’une poursuite lumineuse onirique. Où le théâtre, décidément, se fait musique. Le drame est là, implacable, mais se lit dans ces détails de mise en scène incisifs et discrets : une manière d’attribuer la même place à table à Onéguine lorsqu’il accroche l’œil de Tatiana, puis à celle-ci lorsqu’elle fascine le sien, des années plus tard, autour d’une autre table ; une manière de les faire tous deux s’agenouiller devant des fantômes absents ou froids, à ces mêmes années de distance mais au même endroit du plateau précisément, dans un balancier glaçant des sentiments – la première fois, le don absolu de Tatiana qui s’offre à genoux, la seconde, son refus total face à celui qui est à ses pieds.

L’heureuse nouvelle, c’est que la musique se fit souvent théâtre aussi, et du meilleur : Tatiana Monogarova donnait à l’héroïne une fragilité naturelle, de sa voix lyrique bien que peu large, frémissant intérieurement dans une scène de la lettre très mentale (échappant aux sempiternels oreillers battus sur le lit, nous observions plutôt en entomologistes les effets physiques de l’obsession – corps replié sur soi et soudain explosant, mouvements répétitifs et soudain arrêtés…) ; l’Onéguine de Mariusz Kwiecien (un Polonais), dirigé tout en raideur contrainte par Tcherniakov et sans relâchement aucun, séduisait finalement moins que le Lenski d’Andrey Dunaev, Pierrot brisé aux nuances subtiles. En Grémine, Anatolij Kotscherga choisit le mot plus que la phrase, en une déclamation très théâtrale faisant gagner en épaisseur de l’émotion ce que la musique perdait en souplesse et en couleur.

Le scandale qui accueillit la production à Moscou, paraît-il motivé par le crime de lèse-Pouchkine qu’elle constituerait, s’effaça à Garnier comme un mauvais nuage : juste le temps d’entendre quelques huées, et le triomphe était là, justifiant même un relevé supplémentaire du rideau après de longues minutes d’applaudissements nourris. Des productions « scandaleuses » de cet acabit, on en redemande !

C.C.


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