Épilogue des années si contestées de Gerard Mortier à la tête de l’Opéra de Paris, son cadeau d’adieu, cette création si longuement attendue en France du rare chef-d’œuvre de Szymanowski, n’aura rien fait pour apaiser la controverse. Si cette production est quasi parfaite quant à la dimension musicale, avec l’éclatant ténor d’Eric Cutler dans le rôle capital du Berger, la Roxane de rêve d’Olga Pasichnyk, à la fois fruitée, charnue et pourtant d’une idéale pureté, des chœurs qui, pour une fois, articulent bien, et tout au plus la réserve d’un orchestre aux déchaînements parfois tonitruants mené d’une main de fer par Kazushi Ono (peut-être manque-t-il quelques pupitres d’archets pour équilibrer les masses), le travail de Krzysztof Warlikowski et de son équipe habituelle (Malgorzata Szczesniak aux décors et costumes, Saar Magal à la chorégraphie et Denis Guéguin à la vidéo, Felice Ross aux éclairages) est plus que discutable.
Non que l’imagination et une éclatante virtuosité technique fassent défaut à l’exubérant metteur en scène, au contraire, il nous les jette à la figure avec une prodigalité frisant le bric-à-brac, mais si son parti pris lassant de prendre le contre-pied des intentions du compositeur peut donner des résultats fascinants (une Iphigénie en Tauride violemment chahutée, une Médée bruxelloise d’une signification politique exemplaire), ici il faut avouer qu’il s’est royalement « planté ». Il faut dire que Szymanowski nous a prodigué des indications scénographiques d’une rare minutie, et que les ignorer systématiquement mène à de purs contresens. à un prologue sans musique par avance redondant, succède un premier acte encombré d’une vidéo tout en gros plans de visages aux rythmes sautillants et « cassés », qui capte l’attention au détriment de ce qui se passe sur scène et même de la musique ravalée au rang d’accompagnement. On imaginait un Berger à la chevelure de feu, à la fois sensuel et ascétique, on hérite d’un Bacchus joufflu et grassouillet, noireaud et très animal, peut-être lointainement inspiré de celui de Caravage. Certes, on lui peint les ongles et on le fait jouer plus « homo » que nature. Edrisi, dont Warlikowski a totalement gommé le rôle pourtant essentiel (il doit contenir et catalyser les passions de Roger), a été réduit à un minable et ricanant pourvoyeur de came. Le Roi, dédoublé quant à lui et passant du complet de ville au pagne de fakir-mendiant, se dirige à la fin non point vers le soleil levant mais vers un night-club style Las Vegas portant en vulgaire néon l’enseigne « Sun ». Des deux chorégraphies, celle du deuxième acte se déroule dans et autour d’une piscine habilement suggérée, mais Dieu que cette chair est morne et statique. Quant à la brève bacchanale du troisième acte, elle fait se déhancher en fond de scène une troupe de petits mickeys multicolores aux grandes oreilles rondes, peut-être pour s’accorder à la vulgarité hollywoodienne du « Sun Bar ». Arrêtons le massacre, et acceptons qu’un metteur en scène dont nous admirons souvent le talent se soit ici fourvoyé. Il a éliminé toute la magie, toute la dimension onirique, tout le sfumato ourlant l’œuvre de mystère et de distanciation, pour la plonger dans un réalisme au premier degré souvent sordide.
Au moins Gerard Mortier nous aura-t-il offert une somptueuse réalisation musicale du Roi Roger. Comme souvent à l’Opéra de Paris, il fallait fermer les yeux et ouvrir les oreilles.
H.H.