Roger selon Warlikowski
Krzysztof Warlikowski est un de ces metteurs en scène mus par la nécessité de donner leur vision de l’œuvre – dans son cas, un regard souvent désenchanté. Démythifier l’Antique, déchristianiser le Graal, c’était déjà sa grande affaire dans Iphigénie en Tauride ou Parsifal, splendides réalisations (néanmoins controversées) déjà offertes à l’Opéra de Paris sous l’égide de Gerard Mortier. Et ce, au profit d’une mise à jour de nouveaux universels souvent mortifères. On peut considérer que l’art de la mise en scène doit ne correspondre qu’à l’école qui « raconte une histoire » – celle d’un Chéreau, par exemple. Auquel cas, l’approche de Warlikowski est vaine et nombriliste. Ou bien que, aussi frustrante et déroutante qu’elle puisse être, sa démarche dialectique voire polémique, critique en tout cas, peut porter des fruits légitimes, qui ne seront pas ceux de la mise en jeu mais ceux de la mise en doute. Il est simple de constater que Warlikowski parfois réussit et parfois rate, ou livre aussi des productions mitigées. Le Roi Roger de Szymanowski et Iwaszkiewicz devenant ici Un roi Roger ou Roger selon Warlikowski, cette translation même contient les conditions de notre manque d’enthousiasme – et pourtant de notre intérêt.
En retournant comme un gant les promesses de sensualité et de lumière du livret et de sa musique, Warlikowski nous plonge dans leurs coulisses délétères – faux-semblants et fascinations pitoyables. On n’aura donc certes pas passé une soirée « de rêve » ou d’émotion jubilatoire. Ratage ? si l’on cherche le « Soleil ! » du Roi, ô combien. Mais s’il est permis de s’inquiéter un peu de ce Soleil éblouissant ou de son Berger à disciples aveuglés, dévoilement. Alors, la chair sera triste, les néons seront mornes, et le Roi, nu. Outre cette frustration de ne pas trouver le plaisir à l’œuvre dans cette œuvre qui le célèbre pourtant, on note des faiblesses de conception : des rôles affadis (Edrisi, Roxane), une hésitation entre illusions californiennes et réflexion sur la société de consommation (avec un Luna Park abandonné) qui peine à tisser un propos suivi, une pirouette finale en costumes de Mickey qui déconcentre plus qu’elle ne mobilise (en fait, un trip hallucinatoire du Roi shooté). On avait déjà dit, à propos de son Parsifal, combien Warlikowski a parfois « trop d’idées » (sa citation de Rossellini avait fait couler beaucoup d’encre, alors que toute sa mise en scène reposait sur Kubrick…). Ici, l’invocation filmée d’Andy Warhol (grâce à son acteur-fétiche et quasi-sosie, Joe Dalessandro, référence analysée par notre confrère Piotr Kaminski sur rfi.fr) tombait sous le sens, célébrant l’édénique et androgyne nudité de cette icône pop, Berger asexué autant que charismatique ; mais Denis Guéguin lui adjoint un long plan vidéo à l’épaule, sur écran géant, qui lasse le regard. Après ce Warhol judicieux ouvrant grand les portes de l’ambiguïté sexuelle et commerciale de la fascination, nombreuses sont les idées stimulantes : plus bel exemple (mais à l’opposé de Warhol... nouvel effet du « trop d’idées »), un Berger au grand corps languide travaillé tout en maniérisme grâce à la silhouette d’Eric Cutler – une autre icône lyrique se dessine là : le castrat. Ou un ballet-provocation de Saar Magal qui offre une traduction décapée à l’acide de la sensualité / dévotion, devenues tendresse servile (une séance d’aquagym pour troisième âge). Voire ce « Soleil » terminal réduit à son mouvement de yoga homonyme, illusoire libération corporelle dans un monde d’addictions. Warlikowski ne fait aucun cadeau à son sujet et à ses personnages, et parfois la frontière est mince avec l’impression qu’il ne les aime pas – ou qu’il semble aimer les travailler au tripalium... Précisons que la scénographie est, comme toujours avec son équipe (Malgorzata Szczesniak aux décors et costumes, Felice Ross aux éclairages), d’une rare élégance de couleurs, de matériaux, de lumières (d’une subtilité sans effet et pourtant réglées au millimètre, à la seconde près : on songe à cet éclairage zénithal qui met de longues minutes à monter pour rendre son apogée – sur « Soleil ! », bien sûr – d’autant plus insensible). C’est là que se lisent aussi la cohérence et la profondeur de ce travail, tout sauf cheap ou bâclé : jusqu’aux détails de la chorégraphie (avec l’équivalent dérisoire et ralenti d’un grand porté de ballet sur le climax orchestral), tout est pensé avec la musique – ou contre elle, certes.
Au diapason de Szymanowski, un plateau remarquable – on retiendra le Roi de Mariusz Kwiecien en grande voix et le Berger d’Eric Cutler, d’une souplesse lumineuse, menés par un Kazushi Ono qui s’abandonne moins à la luxuriance qu’à l’analyse. Pour sa production de fin de mandat, Mortier secoue de nouveau le shaker d’un cocktail détonant, mêlant répertoire rare et vision scénique décalée : sa griffe. Avec, pour cette fois, un coup de patte vif, mais un peu maladroit.
C.C.