Idoménée
Musicalement, la production d’Idoménée n’a pas vraiment renoué avec les grandes heures du Festival. Marc Minkowski, à la tête de Musiciens du Louvre aux cordes sèches et aux vents défaillants, attend le ballet final pour sortir de sa léthargie, lui à qui l’on reproche plutôt de ne pas dominer sa fougue : sa direction s’enlise dans les sables d’un seria que Mozart bouscule et revivifie. Richard Croft, heureusement, campe un magnifique Idoménée, douloureusement introverti, aussi souverain dans le cantabile que dans la colorature, toujours au plus près du texte, notamment dans les récitatifs : un des meilleurs rois de Crète du moment. L’excellent Yann Beuron, en revanche, ne parvient guère à endosser Idamante, avec un premier air totalement raté et des nuances détimbrées, mal à l’aise dans une tessiture problématique – le metteur en scène voulait un ténor là où aujourd’hui on distribue plutôt des mezzos, ce qui nous vaut le « Non temer » concertant -, très raffiné malgré tout… jusqu’à une certaine affectation. Si l’on préférerait pour Ilia une voix plus charnue et moins menue, Sophie Karthaüser séduit par la pureté du style et l’homogénéité du timbre, Ilia fragile mais jamais mièvre. Mireille Delunsch, elle, ne nous apprend rien que l’on ne sache déjà de son Electre : l’ingratitude du timbre et le trou béant du médium, fatal dans les deux airs de fureur, sont compensés par l’art de la composition, ainsi que par d’heureux moments comme un « Idol mio » stylé. Les autres tiennent leur rang, à commencer par un Xavier Mas en grand progrès, qui assume fièrement le périlleux « Se il duol».
Toujours fort chahuté quand il vient saluer, Olivier Py a pourtant compris le message mozartien : Idamante, devenu architecte, conçoit les plans de la cité idéale qui remplacera l’ordre ancien et d’où seront bannis les sacrifices. Il inscrit le drame dans la modernité – celle des immigrés de couleur bastonnés par la police d’Idoménée – et dans l’archaïsme – la Crète mythique où coule le sang des rituels barbares, dont Electre, démente dès le début, se macule avant de se suicider. Sans cesse décomposées et recomposées, ces structures métalliques qu’il affectionne tant recréent le labyrinthe où se perdent les héros, et les jeux de miroir, plus aveuglants encore à la lumière des néons, qu’il n’affectionne pas moins, figurent le vertige dont ils sont saisis : le célèbre quatuor, où ils se fuient et se cherchent, finissant par former une très symbolique croix, en est le symbole. L’utopie d’Idamante verra le jour lorsque Neptune, omniprésent, brisera lui-même son trident, libérant Idoménée de son obsession infanticide – on pense à Wotan s’effaçant, sa lance brisée, pour faire place à un autre porteur d’utopie. Le seria mozartien relie la tragédie grecque et le messianisme chrétien, les deux pôles de la Weltanschauung du metteur en scène : rien d’étonnant si, avant même Don Giovanni ou Così, il tenait d’abord à monter Idoménée. On regrette seulement que cette vison humaniste, d’une indéniable force, soutenue par une direction d’acteurs d’une précision et d’une pertinence remarquables, pèche parfois par une surenchère de symboles plus ou moins lisibles – si Stéphane Braunschweig manque d’idées, lui en a à revendre –, alors qu’on la voudrait plus épurée, à l’image de la musique.
Louis Langrée fête Haydn
En faisant appel pour l’année Haydn à Louis Langrée, qui avait dirigé une Zaïde controversée et dirigera, l’année prochaine, un Don Giovanni mis en scène par Tcherniakov, le Festival d’Aix a eu la main heureuse. Si le chef français a compris la leçon des «baroqueux », il n’en est pas l’esclave, montrant au passage que rien n’oblige à jouer sur des instruments anciens – cela dit, les timbales, par exemple, sont d’époque. Question d’acoustique ? La Camerata de Salzbourg s’est montrée très supérieure aux Musiciens du Louvre dans Idoménée, tant par la qualité des timbres que par l’homogénéité de la sonorité. La Symphonie funèbre témoigne d’une énergie, d’un sens des contrastes dynamiques remarquables, qui replacent bien la partition dans la mouvance du Sturm und Drang. Mais l’interprétation n’est jamais débraillée : au-delà des ruptures et des surprises, le chef n’oublie jamais la cohérence de la structure. La cantate Ariane à Naxos, pour voix et pianoforte dans la version originale de Haydn, et la Scène de Berenice bénéficient d’un accompagnement idéal. Magdalena Kožena s’y montre malheureusement inégale, plus intéressante en tout cas que dans la soirée où elle avait interprété d’une voix monochrome et monotone, au Théâtre du Jeu de paume, des lettres d’amour de compositeurs du XVIIe siècle en compagnie de l’ensemble Private Musicke. Dès le premier récitatif d’Ariane, un tempérament dramatique se révèle, avant un « Dove sei, mio bel tesoro » aux très beaux phrasés. Mais le grave manque et, dans les pages de fureur, l’émission se raidit là où il faudrait jouer sur les couleurs, en particulier dans le Presto du « Misera abbandonata » final. On se demande finalement, à l’écoute de « Berenice, che fai », où l’on remarque les mêmes qualités et les mêmes défauts, si la voix n’est pas trop claire et trop légère : alors que « Non partir, bell’idol mio » séduit par la noblesse du style, la chanteuse semble bientôt épuiser ses réserves et frise même l’accident, à la fin, dans le « Perchè se tanti siete ». L’ultime symphonie de Haydn, qui clôt le concert, montre tout le chemin parcouru par le compositeur. L’introduction lente ne s’appesantit jamais, d’une grande franchise d’accent comme le sera l’Allegro. Le chef ne tombe pas dans le piège beethovénien en faisant dire à la partition ce qu’elle ne dit pas : elle sonne plus ici comme un aboutissement que comme une anticipation. L’Andante séduit par la précision raffinée du détail, mais la violence du passage en mineur est très théâtralement déchaînée. Le Menuet bondit et jubile, témoignant de l’incroyable verdeur du compositeur sexagénaire. Parfaitement construit, le Finale n’en sonne pas moins spirituoso, débordant d’une énergie digne des élans Sturm und Drang de la Symphonie funèbre.
D.V.M.