En photo : Mireille Delunsch (la Folie). OnP.
Le Palais Garnier réouvre ses portes à Platée, pour une reprise de la production de Laurent Pelly – dix ans, déjà, qu’elle y fut créée ! On y retrouve le marais-théâtre de Chantal Thomas, peu à peu envahi de mousses, d’algues et de joncs géants au fur et à mesure que se développe cette folie carnavalesque où sont détournés par Rameau aussi bien les codes de l’opéra de son temps que ceux de la mythologie. L’humour de ce détournement n’aura d’égal que la cruauté de la fable : Platée, naïade trop sûre de ses charmes pourtant très batraciens, croit naïvement au mariage promis par Jupiter… dans le seul but de se rire d’elle et de regagner la confiance de Junon. Vouée aux moqueries, Platée est une victime pitoyable et attachante : ses accents de douleur sonnent et touchent juste, alors même que le compositeur a passé l’opéra à dérouler les discours hypocrites des dieux et les délires paradoxaux de la Folie (qui démontrera par exemple qu’on peut, par la musique, rendre gai le texte le plus funèbre, ou triste le plus joyeux). Et pourtant ce pauvre bouc-émissaire est aussi un personnage complexe, peu « aimable » : laid, aveuglé par sa vanité, obsédé de grandeur, nombriliste finalement… Et, bien sûr, drôle et ambigu puisque cette nymphe est chantée par un haute-contre. Il faut donc un interprète subtil, émouvant autant que ridicule, touchant autant que dérisoire. Paul Agnew, familier du rôle comme de la production, se glisse impeccablement dans la peau de la Platée-grenouille imaginée par Laurent Pelly : avec ses gros doigts palmés battant l’air comme pour faire sécher un vernis de coquette, avec sa jupe-nénuphar très girly et son petit sac à main très Saint-Honoré-les-flots, de sa démarche crapaudine, il crève le plateau, tire à lui les regards, les rires – et à la fin, mais oui, l’émotion vraie. Diction précise qui « sôagne » le mot, « vôa » mouvante qui pleure ou qui hoquette, il est au meilleur de l’équipe vocale, où se distinguent aussi le Mercure impérieux et aisé de Yann Beuron, le Jupiter altier de François Lis et la Junon tempétueuse de Doris Lamprecht. L’autre star de la fable, c’est la Folie, qui tire les ficelles du désordre et se taille la part du lion du deuxième acte ; aidée par une mise en scène qui en fait une prima donna pétulante, Mireille Delunsch ose tout. Couleurs nasales dans des vocalises qui mitraillent en roue libre, cadences anarchiques à en irriter le chef le plus zen, elle est l’allégorie d’une Musique rendue folle par les conventions buffa et seria – sa robe de partitions file la métaphore, qui nous fait sourire mais aussi songer, nous renvoyant à l’humour étonnant de Rameau, qui s’amuse ici des règles et les déforme jusqu’à l’absurde. Malgré un Prologue plus faible (voix un peu courtes) et une sonorité un peu mate des Musiciens du Louvre-Grenoble, la soirée se tient bien, sous la direction très libre de Minkowski, entre alanguissements évaporés et coups de fouets nerveux. La chorégraphe Laura Scozzi fait merveille des multiples ballets de la partition, et ballotte ses danseurs dans les éléments (vent et pluie les chassant en tous sens) et l’ambiguïté d’étreintes farfelues, où la caresse glisse à la gifle, l’enlacement à la prise de judo. On rit là aussi beaucoup. Un spectacle idéal pour (re-)découvrir l’opéra par son bout le plus fou, dans un cocktail chant-théâtre-ballet placé sous le signe de la… cocôasserie.
C.C.