Erin Caves (Siegnot), Kouta Räsänen (le Maître d'armes, le Sorcier de la nuit), Andreas Kindschuh (le Maître de chant), Astrid Weber (Minneleide), Jana Büchner (Schwarzhilde), Tinina Pentrinen (Rotelse), André Riemer (l'Homme des marais), Chœurs et Chœurs d'enfants de l'Opéra de Chemnitz, Robert Schumann Philharmonie, dir. Frank Beermann (2009).
CD CPO 777 500-2. Distr. DistrArt Musique.
Un temps l'espoir de la musique lyrique allemande post-romantique d'après Wagner, Hans Pfitzner en devint le terme absolu... et passe aujourd'hui pour le représentant d'un traditionalisme en forme d'impasse définitive, face à un Strauss qui parvint à le sublimer, un Schrecker qui sut le transformer, et aux Viennois qui finirent par l'annihiler. Il n'empêche, son Palestrina est un chef-d'œuvre : quelque peu aride certes, pas vraiment grand public, ce monument incontournable a de fait effacé tout le reste du catalogue de son auteur, symphonique, mélodique ou opératique. Sans le disque, éditant de courageux lives, qui connaîtrait Das Christelflein, Das Herz ou la cantate Von deutscher Seele, tant ils sont rares à la scène ou au concert ?
Voici donc à découvrir (pour qui n'aurait pas la vieille version Heger des années 50) La Rose du jardin d'amour, le deuxième opéra d'un compositeur de 31 ans, qui avait déjà écrit son Arme Heinrich. Créé en 1901 à Elberfeld, avec d'excellentes critiques, il fut, de par la persévérance de Bruno Walter, repris à l'Opéra de Vienne par Mahler lui-même en 1905. Scènes chevaleresques et bucoliques : le livret de James Grun, déjà auteur de celui du Heinrich et qui travaillerait aussi à l'esquisse de Palestrina, est d'une confondante naïveté. Il s'inscrit dans la suite de la poétique wagnérienne encore envahissante alors, comme le montrent, dès les premiers mots du Prologue, des jeunes filles chantant « Eia Hileia » façon Filles du Rhin, ou l'onomastique des personnages, avec ce Chevalier Siegnot, son rêve d'amour Minneleide, ou encore Schwarzhilde ou Rotelse... Univers du conte, fort en vogue en cette fin de XIXe siècle et qui, face à Wagner lui-même, fait pâle figure en matière dramatique et théâtrale. L'intrigue n'est d'ailleurs pas sans rappeler, mais avec bien moins de talent, celle de Snegourotchka de Rimski-Korsakov. Jugez-en : au royaume du Printemps, que dirigent le Fils du Soleil et sa mère, Frau Minne - celle de Tannhäuser -, on va réveiller la nature. Le chevalier Siegnot reçoit une rose comme blason et s'en va parcourir le monde, où il tombe amoureux de Minneleide. Elle est bientôt enlevée par le Sorcier de la nuit en son royaume souterrain peuplé de nains... Tout va mal, Siegnot périt en tentant de la délivrer et Minneleide, conduisant le cadavre de l'aimé, va s'offrir aux puissances de la mort. La rose lui ouvre le Jardin d'amour, havre d'éternité rayonnante pour ces deux âmes aimantes. Allez donc tenir la scène près de trois heures avec cela !
Reste la partition : l'art de Pfitzner dans la construction d'imposantes masses sonores est une réalité. Expression, ampleur sonore, tout y est. Mais leur donner un intérêt majeur par une ligne, une beauté formelle, une variété permanente reste encore trop souvent étranger à sa création : si le prologue manque quelque peu d'inspiration, l'acte I se tient nettement mieux - après de longues et lourdes scènes pour Heldentenor obligé, l'arrivée de l'héroïne, grand soprano wagnérien façon Brünnhilde, réserve quelques forts beaux moments avec ses monologues et un formidable duo, interrompu par l'enlèvement de la belle. L'intérêt suit encore avec un second acte bien tenu, mais le postlude ouvrant aux célestes délices reste bien peu magnétique. On ne peut s'empêcher de bout en bout d'entendre les influences du maître de Bayreuth comme de la symphonie brucknérienne (plus que des grandes gestes straussiennes, sans doute trop modernes pour le jeune compositeur) dans une création plus maladroite qu'aboutie et qui manque encore de personnalité forte et surtout marquante. Cela témoigne aussi d'une époque en phase stationnaire qui, entre les premiers pas lyriques de Strauss encore incertains, la vacuité de la création de Siegfried Wagner, l'incapacité de Humperdinck à se renouveler, comme celle de Mahler à investir l'univers lyrique, donne l'impression de se chercher, attendant de fait Salomé pour repartir vers de nouveaux horizons. Ce Jardin d'amour en est un parfait symptôme.
Pour porter tout cela au référentiel, il faut une équipe de très haut vol. Ni Ervin Caves ni surtout Astrid Weber ne déméritent - au contraire, tant ils investissent à fond deux rôles imposants où pure vaillance vocale rime avec forte intensité dramatique. Mais ils restent un peu dominés par les exigences de la partition et leur voix peine parfois à rayonner, contrairement au beau baryton Kouta Räsänen. Les forces de Chemnitz (chœurs et orchestre) sont à la hauteur du propos, mais il faudrait là aussi de l'exceptionnel. Le chef Frank Beermann, que CPO a déjà bien documenté avec quelques intégrales rares (Le Forgeron de Gand de Schrecker, le Vasco de Gama de Meyerbeer), est parfaitement apte à mener à bien ce rude parcours, qui n'a tout simplement ni l'inspiration ni l'expressivité des Gurrelieder de Schönberg, quasi contemporains. Le résultat s'écoute avant tout pour information, mais n'incite pas à la réécoute immédiate, hors le duo du premier acte. Pour curieux du compositeur ou de l'époque avant tout.
P.F.