Matthew DiBattista (le Régisseur), Donald Wilkinson (Dr. Gibbs), Gloricy Arroyo (Mrs. Soames), Brendan Buckley (George Gibbs), Margot Rood (Emily Webb), Angela Gooch (Mrs. Webb), Stanley Wilson (Simon Stimson), Krista River (Mrs. Gibbs), Monadnock Music, dir. Gil Rose (2015).
CD New World Records 80790-2. Distr. DistrArt Musique.
Thornton Wilder a très parcimonieusement concédé aux compositeurs l'autorisation de déposer de la musique sur son théâtre. C'est la décision d'assouplir l'accès aux droits de Our Town, prise après sa mort par son neveu Tappan Wilder, qui nous vaut l'opéra éponyme de Ned Rorem, créé en 2006. De la pièce écrite et récompensée par le Prix Pulitzer en 1938, J.D. McClatchy reprend évidemment dans son livret l'apport dramaturgique majeur, à savoir sa dimension méta-théâtrale. Selon un principe de distanciation tout brechtien, c'est le Régisseur qui présente au public la petite ville - imaginaire - de Grover's Corners, New Hampshire, ses habitants et leur vie entre 1901 et 1913. Il endosse ponctuellement quelques rôles aussi secondaires que brefs et recueille à deux reprises une question de l'assistance. Personnage vocalement le plus exposé de l'opéra, c'est lui qui est ici le mieux servi par le casting : le ténor Matthew DiBattista donne non seulement une belle prestance à ses interpolations parlées, mais son timbre dense et radiant, comme la souplesse veloutée de son phrasé illuminent l'ensemble de ses interventions dont bon nombre sont, sous couvert de narration continue, des airs en bonne et due forme.
Dans l'univers assez impitoyable des opéras récents, où règnent volontiers tensions extrêmes et catharsis éprouvantes, dureté voire violence du propos et rugosité revendiquée du matériau musical, Our Town gagne une originalité en creux : on cherchera longtemps, tous répertoires confondus, un opéra plus paisible, voire anxiolytique, à lui opposer. L'accord-leitmotiv initial (mi-fa-do-sol), qui sera régulièrement entendu, parfois anamorphosé en fonction du contexte, condense d'emblée les caractéristiques principales du langage harmonique qui prévaut dans l'opéra, largement tonal, éventuellement pimenté par des dissonances, toujours polarisé et ne s'évadant que pour des raisons expressives vers une fugace atonalité. Simple mais efficace, l'idée de cet accord qui balise le temps et signale fort à propos les événements qu'accompagne l'église, mariages et enterrements, souligne également la dimension cinématographique d'un opéra dont la partie orchestrale bardée d'allusions ne dédaigne pas les effets illustratifs.
Dès le début du premier acte, on goûte un chœur toujours pourvoyeur de plénitude harmonique, intégré à l'action car toujours associé à la congrégation et à ses hymnes ; la ou les voix solistes qui le rejoignent et le surplombent systématiquement avec un discours autonome en soulignent, le reléguant à l'arrière-plan, la nature diégétique. Un docteur Gibbs à la voix profonde et bien campée (le baryton-basse Donald Wilkinson, ici très à l'aise), une Madame Soames qui fait son entrée en beuglant un « aaaaahhh » à l'invite dudit Docteur, George, le fils du même Docteur, honnête et semble-t-il pas très lumineux (gageons que le ténor Brendan Buckley surjoue la carte d'une voix assez juvénile et passablement traînante, au débit souvent très syllabique et au timbre parfois presque blanc, mais la façon dont il force les aigus à l'acte II sème le doute), puis plus tard l'excellente parodie d'un mauvais chœur d'amateurs : on est ici très proche du registre de la comédie musicale. Les sopranos Angela Gooch et Margot Rood, incarnant respectivement Mrs. Webb et Emily, future épouse de George, apportent de façon complémentaire assise vocale et souplesse expressive à l'édifice. Certes truculent, le Mr. Webb s'intègre très bien au tableau malgré son vibrato marqué, mais on lui préfère la finesse de Stanley Wilson, dont le rôle secondaire de l'organiste dépressif et alcoolique Simon Stimson condense étrangement une force expressive qui laisse penser que Wilder exprimait par son truchement le regard sombre qu'il portait lui-même sur la société des années 1930.
L'artisanat remarquablement rodé de Ned Rorem concourt à une efficacité qui rappelle, autant que les meilleurs musicals, les bonnes musiques de film. L'utilisation judicieuse d'un piano solo très rythmique, le swing savamment rendu bancal, la polyphonie vocale bien conduite, tout fonctionne et fait mouche. Dans cette narration qui oscille entre flashback et flashforward, la scène où le fantôme d'Emily, qui a pu revivre avec ses parents et George l'anniversaire de ses treize ans, s'adresse à eux et dans une sorte d'arrêt sur image, mais davantage encore le retour en fondu-enchaîné vers la liesse de l'anniversaire est une belle trouvaille lyrico-cinématographique. Mais ces mêmes qualités qui tirent l'opéra vers l'entertainment tracent aussi ses limites dans une écriture invariablement pleine avec beaucoup de doublures, des intentions appuyées (le coup de klaxon des cuivres pour figurer le « train pour Contookuck », la marche nuptiale de Mendelssohn sifflotée par George et distordue à l'orchestre) et une rhétorique musicale assez convenue. À l'exception d'un hautbois qui peine dans l'aigu, les musiciens de Monadnock Music restituent correctement la partition. Pour qui recherche le confort sécurisant d'un langage consonant, d'une belle vocalité sans heurts et d'un argument limpide mais non dénué de subtilité, il y a là de quoi passer un moment fort réjouissant.
P.R.