Mlada Khudoley (la princesse Turandot), Manuel von Senden (l'Empereur Altoum), Michal Ryssov (Timur), Riccardo Massi (Calaf), Guanqun Yu (Liù), Andrè Schuen (Ping), Taylan Reinhard (Pang), Cosmin Ifrim (Pong), Yasushi Hirano (Un mandarin), Chœur philharmonique de Prague, Chœur du Festival de Bregenz, Wiener Symphoniker, dir. Paolo Carignani, mise en scène : Marco Arturo Marelli (Bregenz, juillet 2015)

DVD Unitel Classics Cmajor 731408. Distr. Harmonia Mundi.

 

Filmée au Festival de Bregenz 2015, cette production de Turandot est tout à la fois un tour de force technique et une remarquable réussite.

Répondant aux exigences de la grande scène flottante du lac et de ses 7000 spectateurs, Marco Arturo Marelli a imaginé un spectacle qui concilie avec une remarquable intelligence la dimension visuelle grandiose et une plongée dans les arrière-plans symboliques de l'opéra de Puccini. Pour évoquer le caractère légendaire et mythique de la Chine éternelle du livret, le metteur en scène et décorateur convoque sur le gigantesque plateau rien moins que la Grande Muraille, les fantômes des gardes rouges statufiés et les fameux soldats de terre cuite de l'Empereur Qin, en une vision qui, si elle semble d'abord frôler le kitsch et l'éclectisme, se révèle au fil de la soirée de plus en plus pertinente, inventive et poétique, et culmine dans une apothéose finale hautement jubilatoire. Un plateau tournant monté sur vérins permet de gérer les scènes « secondaires » dans un espace renouvelé. Le trio des Ministres manipulant dans le formol les têtes des prétendants malheureux sur fond de bibliothèque d'archives semble nous renvoyer aux pratiques douteuses d'un régime totalitaire. Toutes les ressources de la technique ont été mobilisées pour éblouir le spectateur et les scènes de foule sont animées par une armée de figurants, d'acrobates et de danseurs. Cette approche ne néglige pas pour autant les aspects intimes de l'œuvre et le portrait de la princesse de glace et de ses rapports avec les autres personnages est d'une totale pertinence psychologique. L'idée d'évoquer, à travers la figure du prince inconnu, le compositeur lui-même et les relations de l'œuvre avec sa biographie introduit un effet de second degré bienvenu qui justifie le caractère fantasmagorique du monde de morts-vivants dans lequel se meut toute l'action.

L'autre atout de cette production est la qualité de la dimension musicale et orchestrale. Sous la baguette magistrale de Paolo Carignani, l'Orchestre symphonique de Vienne offre une lecture d'une incroyable finesse de la partition, donnée ici avec la version du finale de Franco Alfano, dans un équilibre parfait entre souci du détail instrumental et gestion des masses sonores, révélant sans verser dans l'excès la modernité de cet opéra testamentaire si original. Le chœur, regroupé dans la fosse et remplacé sur le plateau par des figurants, y gagne en cohésion, renforçant l'impact des grandes scènes chorales. La distribution vocale vaut surtout pour son homogénéité. La Turandot de Mlada Khudoley peine un peu à stabiliser son émission et unifier ses registres dans la scène des énigmes mais partout ailleurs la beauté de son registre aigu et la subtilité de son incarnation du personnage, dont elle exprime la fragilité cachée, convainquent pleinement. Authentique ténor spinto, Riccardo Massi triomphe brillamment de la tessiture du « Nessun dorma » et personnifie son double personnage avec beaucoup de crédibilité. Avec sa voix inhabituellement charnue et son lyrisme éblouissant, la Liù d'exception de la soprano chinoise Guanqun Yu est incontestablement la révélation de cette production, suivie dans une plus modeste mesure par le jeune baryton-basse Andrè Schuen dont le Ping superbement timbré domine l'excellent trio des Ministres. Seul le Timur de Michail Ryssov paraît un peu ordinaire malgré une basse tout à fait respectable. On l'aura compris, cette production étonnante a de quoi pleinement séduire. Elle fait la preuve qu'il est possible, même en sacrifiant aux exigences d'un public espérant une lisibilité immédiate de l'œuvre et dans un cadre non conventionnel, de rester créatif. Un exemple à méditer.

A.C.