Dimitris Tiliakos (Don Giovanni), Mika Kares (le Commandeur), Myrtò Papatanasiu (Donna Anna), Kenneth Tarver (Don Ottavio), Karina Gauvin (Elvira), Vito Priante (Leporello), Guido Loconsolo (Masetto), Christina Gansch (Zerlina). Musicaeterna (Chœur et Orchestre de l'Opéra de Perm), dir. Teodor Currentzis (2015).
CD Sony Classical 88985316032. Distr. Sony.
Arturo Toscanini ne dirigea Don Giovanni qu'une seule fois dans sa carrière, à Buenos Aires en 1906, dans une production « maison ». Celle qu'il entreprit en 1929 - dernière production de sa dernière saison à La Scala avant la guerre - fut annulée avant la générale. Les raisons de cette décision dramatique demeurent inconnues ; selon son biographe, Harvey Sachs, Toscanini était perplexe quant à la nature de l'œuvre et sa compréhension de celle-ci. En dehors de l'ouverture, enregistrée à la NBC en 1946, il ne toucha plus jamais à cette partition.
Maestro Teodor Currentzis ne s'embarrasse guère de ces scrupules. Dans une interview donnée au journal russe Kommersant il déclare que « si Mozart était en vie, il trouverait que nous avons réalisé un enregistrement idéal ». Et dans l'interview de la pochette, il affirme que « Don Giovanni a la pire histoire discographique des trois opéras d'après Da Ponte » - histoire de susurrer que la série noire (composée, rappelons-le, de Busch, Walter, Furtwängler, Reiner, Karajan, Rosbaud, Böhm, Fricsay, Krips, Mitropoulos, Giulini, Solti, Klemperer...) s'arrête enfin avec lui. Et par deux fois encore, car - sauf oubli de notre part, c'est une première dans la discographie lyrique - Sony a payé pour deux versions du même enregistrement, avec deux distributions différentes, avant de publier la seconde. Chez ses fans, cela s'appelle « Currentzis aime la provoc ». Nous dirions plutôt « si tacuisses, philosophus mansisses ».
Sans cette auto-fanfare et sans la proclamation publicitaire de Sony selon laquelle il s'agirait d'un enregistrement « révolutionnaire », peut-être n'y aurions-nous pas regardé de plus près. Et ce regard révèle, hélas, une production de pure routine, tour à tour simpliste et chichiteuse, dissimulée derrière force glorioles et rubans maniéristes.
Une version mal cousue
Routinier d'abord le choix du texte. Il se peut d'ailleurs que nous assistions à un changement de générations. Un René Jacobs emmitoufle toujours ses petites envies dans un épais édredon scientifique - comme il l'a fait dans son propre Don Giovanni dont il célébrait la prétendue nature de « work in progress » afin de conclure à la supériorité de la « version de Vienne ». Currentzis, lui, nous sert un mélange banal des deux versions, Prague et Vienne, sans rien justifier. Combien peu de réflexion est allé dans ce choix, nous en avons la preuve au IIe acte où, ayant gardé le duetto buffo Zerline/Leporello et la scena d'Elvire, le chef a supprimé... la petite minute de récitatif où Elvire et Zerline constatent la fuite du valet, ce qui, dans la structure viennoise d'origine, donne à Elvire la raison de s'exclamer « In quali eccessi... ». Mais il y a plus sérieux : dans ladite interview de pochette (où pas un poncif ne manque : « dramma giocoso », « mystère de Donna Anna »...) le chef évoque une « version viennoise de la conclusion de l'opéra » qui, selon lui, aurait été « écrite plus tard ». Or, notoirement, c'est l'inverse qui est vrai : le finale écrit à Prague fut probablement - nous n'en savons rien de certain - coupé à Vienne. Et lorsque, dans le même texte, Currentzis déplore « l'ambiguïté dramatique » des personnages d'Elvire et de Zerline, il ne semble guère réaliser qu'elle naît... de la greffe viennoise qu'il vient de sanctionner, deux pièces étrangères au projet initial - un duo de pure farce et un air serio - et composées sous la contrainte.
Des tempi mal jugés
Pas moins routiniers les tempi. A ce titre, l'entreprise du Maestro Currentzis s'apparente à une contre-révolution. Plutôt que de chercher inspiration chez les « baroqueux » (Östman, Norrington, Jacobs) et « associés » (Mackerras, Harding), tout en affinant leurs choix, le chef s'aligne mollement sur la « moyenne traditionnelle ». Ces grands prédécesseurs qu'il renvoie à leurs chères études, voilà qu'il choisit de les suivre dans ce qu'ils font de plus discutable, tout en ignorant leurs enseignements les plus précieux.
L'andante, tempo « mozartien » par excellence (surtout dans sa version alla breve), lui est une énigme insondable, des mouvements marqués à l'identique pouvant aller chez lui du simple au double. Dans l'emblématique scène du Commandeur (andante) où un René Leibowitz - et il n'est pas le seul - définit à juste titre un tempo très allant (la blanche à 60), Currentzis, avec ses six minutes, se range plutôt du côté d'un Giulini (6'30") ou d'un Solti (6'05") que d'un Harding (4'55"), le plus proche du tempo giusto. Et il y ralentit encore le mouvement, déjà modéré, qu'il avait appliqué à la même musique dans l'Ouverture. Ainsi, après avoir bien exposé l'imagerie drastique de Mozart, il s'empresse d'en arrondir les angles. Quelle n'est alors notre surprise d'entendre l'agonie du Commandeur (autre Andante) prise soudain... deux fois plus lentement !
Le Maestro ignore aussi l'indication andante con moto (3/4) que porte le second mouvement de « Madamina! » scandé ici à un tempo « traditionnel » (la noire à 76) - qui non seulement dépouille ce morceau de son caractère sardonique (« au lieu de plaisanter, Leporello donne presque l'impression de prononcer un sermon », écrit Leibowitz), mais le rend assommant. Et en dessous, le chef tricote son orchestre scintillant, sans réaliser qu'il habille un cadavre. Ce qui ne l'empêchera pas d'imposer à l'andante con moto du « Metà di voi » une cadence infernale (la blanche à 66).
Il se rattrapera - comme tant d'autres avant lui, à commencer par son rival direct, Yannick Nézet-Séguin (DG, 2012) - dans la séquence finale du Ier acte et surtout dans l'allegro (4/4) du « Trema, trema ». Les deux chefs confondent cet ancêtre du concertato rossinien avec un stretto final, le prenant à un tempo endiablé (la blanche à 125 - Leibowitz, fort justement, fixe la limite à 100) où la musique, les chanteurs, l'orchestre (les triolets des violons !) et le propos dramatique se noient de concert. On ne les imagine guère traiter ainsi l'allegro initial de la « Jupiter », composé à la même époque et marqué pareil... En conséquence, le più stretto, du fait de sa facture rythmique simplifiée, semblera plus retenu... On retrouvera le même réflexe dans la seconde partie du « Non mi dir », marquée allegretto moderato (cas exceptionnel chez Mozart, et qui indique clairement un tempo très mesuré - cf. Karajan 1960) et qui, victime du « syndrome de la cabalette », sera prise à un très traditionnel et vigoureux allegro. Ayant ruiné auparavant la première partie de l'air par force minauderies, Currentzis touche ici le nadir de son interprétation. Inutile d'ajouter que le Presto du « Finch'han dal vino » affiche un habituel prestissimo furioso diabolico, mortel autant pour le chanteur que pour la musique, et couronné d'un rire démoniaque non moins conventionnel.
Soyons clairs : notre sévérité ne relève pas d'une quelconque abstraction idéologique. Si tous ces tempos mal choisis empêchent la musique de bien raconter ce qu'on lui fait raconter, certains sont aussi impraticables. Au tempo imposé par le chef, aucun ensemble de solistes ne peut articuler les croches et les paroles du « saprà tosto il mondo intero... » et d'autres passages similaires, de façon intelligible et donc - musicalement et dramatiquement - utile. Si ces tempos mal jugés relèvent presque toujours de la « tradition » condamnée par Currentzis, leur incohérence lui appartient en propre - à l'instar de deux autres traits de cette interprétation déconcertante.
Une autorité sclérosante
Et tout d'abord la « discipline », si souvent célébrée. Certes, on a rarement entendu un orchestre aussi virtuose sur tous les pupitres, aussi équilibré, réagissant au moindre frémissement de la pensée du chef. Muets d'admiration, nous mettrons un certain temps à saisir les limites de l'exercice. Currentzis tient tout son ensemble d'une main de fer - qui grince. Il y a du sergent-chef chez cet homme-là, d'où sa propension au marziale (l'entrée des Masques au bal !) et la raideur intransigeante qui guette ses phrasés. Les accords, presque toujours spiccato, trépassent avant de toucher terre. L'enchaînement numéro après numéro relève d'une mécanique fixe plutôt que d'une narration flexible et mouvante, et c'est aux ornements, guère spontanés, qu'il incombe de la galvaniser. Busch, lui, ne joue que ce qui est écrit, et pourtant on croit encore qu'il improvise. En violation d'un vieux et sage principe, les tempi rapides du maestro ne chantent point, les tempi lents ne dansent guère. Le naturel, la sensualité, la souplesse féline, l'humour et le charme enfin, tout cet inépuisable vocabulaire mozartien s'étiole, prenant la forme d'un puzzle à trois pièces.
La première scène cavale dans un vide dramatique que ne dissimule guère sa précipitation nerveuse, dépourvue de tension, de respiration, de détail théâtral. On ne perçoit nul rapport entre Anna et Giovanni - non seulement parce que le texte est sacrifié, mais surtout en raison du traitement des voix solistes que nous connaissons déjà des deux autres enregistrements mozartiens du chef : c'est du « colla parte inversé » où le colla entend évoquer non pas la partie instrumentale solidaire de la ligne du soliste, mais un chanteur pieds et poings liés, collé aux rythmes de l'accompagnement ou, en l'absence de celui-ci, à la baguette impériale du chef. On a dit que le regard fascinant des comédiens de Bergman était le reflet du sien, hypnotisant ses interprètes. Ici, les personnages ne ressuscitent vraiment que dans les récitatifs (brillamment agencés, en dépit d'un continuo un rien exubérant). Dans les numéros, ils deviennent another brick in the wall. Il y passe parfois un petit vent de révolte (chez Leporello et Elvire surtout), vite garrotté. L'inimitable « réalisme psychologique » de Mozart se mue en mécanique rossinienne, chatoyante et abstraite, et les personnages en autant d'Olympias.
Un abus d'effets
En récompense, nous aurons un festival d'effets très calculés. Currentzis n'est par le premier qu'une partition démange, ni le premier à ignorer le principe qui régit l'éternité du disque, à la différence de l'instant théâtral : à un enregistrement, on demande de résister à l'écoute répétitive. Les petites idées dont on nous bombarde ici risquent, à la longue, de devenir insupportables. L'interminable « io manco, io moro » de Donna Anna. Les trois « cui-cui » des violons à la fin du « Là ci darem ». Les trois sforzati forcenés sur « baciar » dans « Batti, batti ». Les pauses, pâmoisons et silences « signifiants » du quatuor. Les transitions très travaillées, tel l'attacca du « Or sai chi l'onore » qui écrase dans sa course le mot point anodin de « morte » (d'autres, tout aussi graves, le seront dans l'air). Et notre préféré : les treize secondes de « réflexion » de Don Giovanni après le « lasciar le donne » de Leporello.
Une confusion similaire entre le primordial et l'accessoire règne souvent dans l'orchestre. Dans l'introduction avant « Riposate, vezzose ragazze » les excitantes croches « percussives » des cordes graves avalent déjà le thème des premiers violons ; le pire, toutefois, survient dans une des plus belles pages de l'œuvre : dès l'entrée d'Ottavio et d'Anna dans le sextuor, toute l'attention se concentre sur... les traits des seconds violons. Pour bien marquer leur importance, le chef ignore l'articulation originale (doubles croches legato, liées par huit) en les faisant jouer quasi marcato - aux dépens des premiers violons et, surtout, de la voix d'Anna, de sa ligne bellinienne. Pour elle, le chef n'a pas un regard. Des ajouts ne manquent pas, hors style et hors sujet : dans l'accompagnement du « Restati qua... » de Zerline, un violon solo improvise une sorte de sonate de Biber, et avant la scène du cimetière le pianoforte nous administre 35 secondes de lugubre fantaisie. Le Maestro semble également très fier (il en parle dans la pochette) de sa version des « trois orchestres », ivre de dissonances inspirées, apparemment, par Wozzeck... Ce ne sont que des exemples.
Une distribution déséquilibrée
Pour la troisième fois dans la série, la distribution masculine domine le plateau. Sur les trois dames, seule Karina Gauvin dispose d'une profondeur de timbre et d'une présence vocale permettant d'ébaucher un personnage - qui ne demande qu'à s'épanouir. Myrtò Papatanasiu, circonspecte et diaphane, prête à Suzanne Danco et Arleen Augér des traits de Brünnhilde ; sa vocalise dans le stretto du sextuor, appelée à dominer l'ensemble, est à peine audible. Piégée dans un rôle hors emploi, Christine Gansch est une gentille soubrette dont l'instrument modeste fléchit sous le poids des passages pointés que lui réserve le duetto buffo. Il y avait, dans les Noces, un possible Giovanni de prima forza en la personne d'Andrei Bondarenko (le Comte) - qu'on espère retrouver ailleurs. Dimitris Tiliakos, timbre léger mais original, est un fin diseur, un rien « trop intelligent » (il y passe parfois, dirait-on, un fantôme de... Dietrich Fischer-Dieskau), victime, hélas, d'une voix fragile, chevrotante sous pression - ce qui ne l'empêche pas de nous servir l'inutile la aigu dans sa scène finale ; routine, quand tu nous tiens... On imagine un séducteur plus sexy en la personne de Vito Priante à qui nous devons les rares instants de bonheur que le coffret procure. Sans être la vraie basse que le personnage de Leporello exige, il en saisit pleinement la nature, caresse la phrase, ricane et tremble avec mesure, déploie généreusement un timbre clair mais fruité, et son italianità fait le reste. A bientôt, sous de meilleurs auspices ? On en dira autant de Kenneth Tarver, timbre pur et styliste exemplaire qui traverse cet Ottavio comme il avait traversé Ferrando, imperturbable sur son beau nuage. Guido Loconsolo aurait pu s'affirmer davantage, à l'instar de Mika Kares qui domine vraiment sa grande scène du IIe acte. La seconde partie de celle-ci laisse une belle impression grâce à son éloquence, mais aussi, soyons fair, à l'articulation puissante du Maestro.
La divine ritournelle finale, qu'on aimerait en pied de nez, frivole et mutine, prend sous la baguette de Teodor Currentzis un ton acerbe, presque agressif. Pas Arlequin, mais grimace de Quasimodo.
P.K.