Ronald Hamilton (Orpheus), Dunja Vejzovic (Eurydike), Celina Lindsley (Psyche), Cornelia Kallisch (1re Furie), Gabriele Schreckenbach (2e Furie), Jutta Geister (3e Furie), Hans Franzen (Un ivrogne), Wilfried Gahmlich (Un matelot), Bo Skovhus (Un guerrier, le Fou), ORF-Chor Wien, ORF Symphonie Orchester Wien, dir. Pinchas Steinberg (1990).
CD Orfeo 923 162 1. Distr. Harmonia Mundi.
De la bonne vingtaine d'œuvres lyriques qu'Ernst Krenek aura écrites entre 1922 et 1973, aucune ne sera vraiment passée à la postérité - ou, plus exactement, au répertoire des maisons d'opéra de notre époque. La redécouverte de Johnny spielt auf voici vingt ans grâce au disque (Decca, Série Entartete Musik) ne lui a pas pour autant rendu cette popularité qui fut même déferlement dans les années 1927-30, le nazisme puis la modernité pure et dure ayant œuvré à sa disparition. Son Karl V (1933), autrement austère, n'est que rarissimement représenté et n'est guère connu que par le disque (deux intégrales : MDG et Orfeo), comme le sont Der Sprung über den Schatten de 1923 (Alliance) et les trois mini-opéras (Der Diktator, Das geheime Königreich et Schwergewicht) de 1926-27 (Capriccio) qui seuls s'offrent à la curiosité de l'auditeur. Quant à sa production américaine, après sa naturalisation en 1945, elle demeure quasi inconnue, le disque ne proposant que le Sardakai de 1969 (Capriccio). C'est dire si, comme pour la majorité de ses 242 numéros d'opus, nombre d'œuvres du compositeur autrichien restent à découvrir.
Voici qu'Orfeo publie un Orpheus und Euridike écrit en 1923 et capté lors d'un concert-hommage au Festival de Salzbourg, le 23 août 1990, fêtant les 90 ans du maître. Un Orphée qui sort de la tradition car il est d'abord celui d'Oskar Kokoschka qui l'écrivit pendant sa captivité de guerre et le remania en 1917. Le thème, qui renvoie à sa liaison tumultueuse avec Alma Mahler, est celui de l'amour en pièces : Orphée et Eurydice, après l'épisode tant de fois narré, vivent heureux ensemble, s'étant juré fidélité éternelle, lorsque les Furies viennent la chercher pour un nouveau séjour aux Enfers. Elle y deviendra la maîtresse d'Hadès, au grand désespoir du poète qui, revenu la chercher, ne pardonnera pas cette trahison et s'enfoncera dans le désespoir. Il retrouvera pourtant l'ombre aimée après son propre décès, pour une ultime étreinte et une séparation définitive, laissant l'espoir d'amour à d'autres humains. Conflits psychologiques, auto-libération (c'est Eurydice qui quitte Orphée définitivement), impossibilité de l'amour définitif : on est bien dans l'air du temps d'une société qui se questionne et se cherche un nouvel horizon.
Krenek - qui devait épouser Anna, la fille de Gustav et Alma Mahler, en 1924 - fut impressionné par la lecture de la pièce en 1922 et obtint de son auteur l'accord de lui donner une parure musicale, achevée en 1923 et créée trois ans plus tard à Kassel. La partition est typique des années d'après Première Guerre mondiale, au croisement des nombreuses influences qu'un musicien de 23 ans pouvait alors ressentir. Des rythmiques à la Stravinsky avec, aussi, un retour aux formes néo-classiques, des ambiances impressionnistes à la Debussy face à une dose d'atonalisme, véritable anticipation de l'univers de Berg et du Wozzeck qui allait suivre deux ans plus tard : c'est un kaléidoscope qui n'en perd pas pour autant sa propre nature, lyrique et passionnée, malgré les enjeux intellectuels ici développés.
Assurément, pour le concert de 1990, Salzbourg avait bien fait les choses : une distribution splendide où brille un Ronald Hamilton encore à l'aise avec son aigu, une Dunja Vejzovic somptueuse, entre ombres du timbre et allégements du ton, une très délicate Celina Lindley et un jeune et prometteur Bo Skovhus sont portés avec toutes les attentions dues à la rareté de l'objet par un Pinchas Steinberg très investi et parfaitement apte à se servir de la disparité apparente de ces styles composites pour offrir une belle soirée d'opéra en concert. Tiendrait-elle à la scène ? On en doute, vu son peu d'action dramatique. Mais l'écoute est heureuse et montre une facette supplémentaire du génie protéiforme de Krenek.
P.F.