Vladimir Ognovenko (Sviétozar), Albina Shagimuratova (Ludmilla), Mikhail Petrenko (Rousslan), Yuri Minenko (Ratmir), Almas Svilpa (Farlaf), Alexandrina Pendatchenska (Gorislava), Charles Workman (Finn / Bayan), Elena Zaremba (Naina), Chœur et Orchestre du Bolchoï, dir. Vladimir Jurowski, mise en scène : Dmitri Tcherniakov (Moscou, novembre 2011).
DVD Bel Air Classiques BAC 120. Distribution Harmonia Mundi.
Novembre 2011 : après six ans de travaux, le Bolchoï rouvre ses portes sur les noces de Rousslan et Ludmilla. Un opéra fantastico-féerique pour célébrer les fastes du théâtre rénové ? Tcherniakov répond par une fable politique où Finn et Naina se combattent par humains interposés, doublée d'un drame d'amour déchirant qu'on n'y avait pas perçu jusque là : on disposait seulement du spectacle purement décoratif du Mariinsky où Gergiev et son équipe avaient procédé par citations en dépoussiérant à peine la production historique signée par Korovine et Golovine en 1904, montrant des amoureux conventionnels, marionnettes de conte rose. Tcherniakov, confronté à un ouvrage fondateur de l'opéra russe, ne pouvait se contenter de cela. Il avait d'ailleurs prévenu : ce serait jusqu'alors la production la plus importante de sa vie.
Importante, imposante, elle l'est dès le lever de rideau (applaudi) par le luxe des décors, la magnificence des costumes, la débauche parfois épuisante des couleurs - au point qu'on craint, au début de l'acte I, qu'il ait renoncé à son art, prisonnier d'un fatal cahier des charges. Cette Ludmilla portant le kolochnik, la coiffe de mariage traditionnelle ukrainienne (et qui rappelle que l'action de Rousslan et Ludmilla est petite-russienne, Tcherniakov y insiste, on sait depuis que la guerre du Dombas a sévi), ces khokhloma peints à même les murs, rutilants d'or, de rouge et de bleu, ces costumes traditionnels dissimulent en fait un mariage chez des oligarques : on n'est pas dans le temps mythique des contes mais en « Poutinie » - un caméraman filme la noce en se mêlant aux invités, les images sont projetées sur deux écrans, dévoilant tout de cette « mascarade ». Malgré l'engoncement des costumes, Tcherniakov distille cette direction d'acteurs omniprésente qui a vite fait de craquer le vernis. Le tonnerre dans lequel doit disparaître Ludmilla n'est plus qu'une pétarade, Finn bandant les yeux de Rousslan alors que sa promise, consentante, se laisse emporter roulée dans un tapis, en pouffant. Scandale à la générale et à la première : les quolibets et noms d'oiseaux ont fusé. Ce n'est pourtant rien comparé à ce qui va suivre, quête éperdue de Rousslan, désespoir de Finn, terrible scène du champ de bataille où l'on peut lire une prémonition des ravages de l'affaire ukrainienne et que domine, projetée, vivante, la tête gigantesque du frère de Tchernomor. Les actes des enchantements montrent derrière la fantaisie une ironie certaine : Rousslan se voit offrir un harem aux beautés en tenues légères déambulant en patin à roulettes, Ludmilla aura un athlète tatoué. Mais toujours cette quête se poursuit, inquiète, toujours proche de sombrer dans un désespoir qui saisit, insoutenable, le dernier acte. Dans une chambre d'hôtel aseptisée, repaire à Tchernomor, Ludmilla ne sera pas loin d'expirer et Rousslan quasiment, avant que Finn ne la sauve avec son anneau. On revient aux noces, Ludmilla esseulée, Rousslan rongé, le mariage se conclut enfin après cette longue série d'épreuves que Tcherniakov aura montrée comme un parcourt initiatique plus d'une fois bouleversant.
Tous se sont pliés à son art, acteurs autant que chanteurs, et tous ont les moyens de leurs emplois. Albina Shagimuratova brille dans l'écriture ornée de Ludmilla avec un timbre très russe, des coloratures qui évoquent l'ancienne école de chant soviétique - le souvenir de Vera Firsova n'est pas si loin ; elle se démarque en tous cas de l'instrument somptueux mais un rien inexpressif qu'y mettait la toute jeune Anna Netrebko pour Gergiev. Magnifique d'intensité le Rousslan de Mikhail Petrenko. Quant aux rapports complexes entre les magiciens, ils montrent une Elena Zaremba au mezzo toujours aussi somptueux et dévoilent chez Charles Workmann, acteur fabuleux, un Finn émouvant dès sa première apparition en Bayan prédisant les épreuves à venir dont il sera lui-même la victime consentante et quasi expiatoire. Formidable idée d'avoir délesté du travestissement Ratmir, rendu à son sexe et chanté avec ardeur par Yuri Minenko, alto profond qui anoblit le personnage, alors qu'Almas Svilpa campe un opulent Farlaff, à l'égal du Svietozar festif de Vladimir Ognovenko. Magique la Gorislava d'Alexandrina Pendatchenska qui, par delà les années, a conservé sa science belcantiste. Conscient du statut fondateur de l'ouvrage et de ses savantes alliances entre Italie et Russie, Vladimir Jurowski allège son orchestre, le fait fulgurant, ductile, précis, en accord avec les coups de théâtre que l'intrigue et Tcherniakov parsèment tout au long des cinq actes. Mieux qu'une réévaluation, simplement une soirée à plusieurs titres historique dont la caméra d'Andy Sommer rend compte avec élégance et précision.
J.-C.H.