DVD Sony 88875193519. Distr. Sony.
Inscrire Fidelio au programme du Festival de Salzbourg met toujours la barre très haut : sans remonter aux légendes dorées des premières décennies du Festival, les soixante dernières années ont proposé quelques soirées de très bon niveau, par ailleurs souvent bien documentées. Le cru 2015 fera-t-il autant impression ?
Assurément la vision de Claus Guth ne saurait laisser indifférent. En fait de prison, le metteur en scène allemand installe de guingois sur scène un immense salon XVIIIe, sol marqueté et lambris blancs, vide de tout décorum mais occupé en son centre par un énorme parallélépipède noir et mobile. Le dispositif semble avant tout destiné à projeter sur les parois les ombres imposantes des personnages dont la taille du décor ferait plutôt des nains et qui, à l'écran tout au moins, retrouvent l'échelle 1 devant l'ombre du monolithe, aussi apte à les faire disparaître qu'à les mettre en valeur. Pense-t-on à tort à la caverne platonicienne et à sa leçon sur la réalité de ce que l'on perçoit ? N'est-ce pas le propre des mises en scène de Guth que de chercher toujours le signifiant des œuvres dans une lecture inspirée de Siegmund Freud ? De fait, avec des costumes d'un aujourd'hui sans références précises et en l'absence de tout accessoire, rien ne dérangera ce qu'on regardera alors comme un lieu de conscience, d'autant que l'on ne s'encombrera pas des dialogues, remplacés par des silences plus ou moins prégnants et des bruitages primaires. On conçoit donc que ce soit non pas l'action du livret mais son contenu psychologique qui soit exposé ici.
Propos d'un grand intérêt sur le papier (le metteur en scène annonçait dans le programme de salle la solitude de chacun) mais quelque peu simpliste parfois dans sa réalisation : les sbires de Pizarro sont bien entendu en noir, les prisonniers en blanc immaculé. Pour ne rien dire des deux doubles muets s'exprimant par langage des signes (pour Leonore) ou par quelque chorégraphie plus histrionique, façon Matrix (pour Pizarro), qui composent un commentaire plus exaspérant que sensible du ressenti des personnages. À l'acte II, le sol s'est incliné, bloquant de fait la mobilité du monolithe, qui bientôt s'élèvera de quelques trois mètres, laissant comme une fosse noire en guise de trace négative. Est-ce le poids du destin qui s'exprimera quand, Florestan s'y étant jeté, le monolithe redescendra, arrêté juste à temps par l'arrivée de Pizarro et de ses doubles, pour un retour à un réalisme scénique de fait plus habituel, avant qu'un tapis rouge et un lustre monumental n'évoquent au final un retour à la société normale, mais sans jamais montrer la foule chorale ? Chacun semble donc occupé à se confronter plus ou moins profondément à son propre mystère, à sa propre interrogation sur lui-même. Ainsi de Florestan, agité de troubles psychotiques dans son monologue, incapable de retrouver sa place dans la société et qui s'écroulera au final sans qu'on sache quel sera son destin psychologique personnel et celui de son couple. Les personnages de Singspiel seront évidemment moins torturés, Leonore restant, elle, d'un terre-à-terre quasi prosaïque, son théâtre étant pris en charge par son double, tandis que Pizarro surjoue les méchants avec tout ce qu'il faut de noirceur significative. Là où le bât blesse, c'est que la direction d'acteurs, en fait assez naturaliste, ne s'inscrit finalement pas dans le projet psychologique annoncé. Incohérence de la production, dépassement de l'idée par la réalité de la scène, manque d'intérêt réel du metteur en scène ou de capacité à montrer ce monde autre, seulement psychologique ? Si tout cela affiche une esthétique certaine, allant jusqu'à créer la fascination, l'ensemble peine à convaincre et semble plus une démonstration maladroite qu'une évidence devant laquelle on s'inclinerait subjugué.
Reste alors le pendant musical, fort réussi, lui. Franz Welser-Möst, qui n'est ni Bernstein, ni Karajan, ni Böhm (pour se référer à Vienne et à Salzbourg), dont il n'a ni l'enthousiasme, la volonté d'absolu ou l'émotion, a cependant la fièvre, l'emportement, le style et l'attention aussi à ses solistes, et surtout le bénéfice des Wiener Philharmoniker répondant au doigt et à l'œil, comme le montre bien Leonore III, somptueuse, conservée par tradition peut-être, prosaïsme sans doute - il fallait bien modifier le décor - plus que par logique du propos scénique.
La distribution est de haut niveau. Adrianne Pieczonka est une superbe Leonore qui maîtrise l'« Abscheulicher » avec une dignité de chant incontestable et offre un acte II somptueux. Elle remplace une part de son engagement dramatique laissé à son double par une belle présence physique, doublée d'une stabilité de la ligne et d'un jeu de timbre de grande classe. Manque seulement ce rien de vibration intime qui fait les immenses Leonore. Jonas Kaufmann nous gratifie de son désormais fameux « Gott » à lente amplification (une merveille) et d'un superbe air à la suite, torturé, incandescent. Et si l'on perd l'humanité des dialogues d'introduction de Rocco et Leonore au caveau, tout ce qui suit est magnifiquement ressenti, les trois voix se mariant au mieux. Mais ce héros psychologiquement très perturbé aura du mal à intégrer sa salvation et à produire l'émotion irrésistible que savait ici donner un James King. Le chant un peu emporté de Tomasz Konieczny en Pizarro est expressionniste avant tout, mais cela sied au personnage. Le Rocco de Hans-Peter König - qui fait là ses débuts au Festival - est très humain, très profond, incontestable, comme le sont Norbert Ernst et Olga Bezsmertna. Sebastian Holecek (qui remplace Ludovic Tézier initialement annoncé en Don Fernando) est plus générique. Les chœurs, magnifiques à l'acte I, sont moins parfaitement disciplinés au finale.
Au bilan, du fait du propos scénique, l'objet restera dans les mémoires sinon comme une interprétation de Fidelio majeure, du moins comme une soirée singulière du Festival, fort éloignée de toute banalité.
P.F.