DVD Accentus ACC 20363. Distr. Harmonia Mundi.
Le matériau dramatique de Wozzeck est si riche qu'il permet toutes les approches scéniques possibles, tant sur le plan esthétique que psychologique. L'option prise à Zurich par le metteur en scène allemand Andreas Homoki est pour le moins passionnante. Considérant cette pièce comme non réaliste et ne voyant pas dans ses personnages des êtres de chair et de sang mais des pantins que l'on manipule, il pousse la logique jusqu'au bout et en fait un théâtre de marionnettes. Dans un cadre de bois qui se rétrécit, sans dégagement en profondeur, seul le tronc des chanteurs est visible. Un maquillage outrancier rend les traits de leur visage méconnaissables et leur impose un masque qui les condamne à une seule expression. Cette distanciation empêche identification et compassion, mais renforce la dimension grinçante jusqu'au grotesque des situations imaginées par Büchner. On nous montre des types universels et non des individus. Vous l'aurez compris, on y gagne une concentration intense mais on y perd en émotion : c'est clairement la limite du propos. De ce reproche on exemptera la scène finale, où l'apparition de l'enfant en véritable marionnette de bois accentue paradoxalement la dimension poignante de cette farce tragique.
Echappe aussi à ce grief le Wozzeck de Christian Gerhaher, dont c'était la prise de rôle. Sans le moindre effet expressionniste, sa voix de grand chanteur de lieder réussit un dosage rare entre chanté et parlé, calquant le phrasé sur les inflexions du mot. Le fait que la production attende de lui davantage une rage passive que l'expression de sentiments, a pu lui permettre de se focaliser sur la concentration musicale du rôle. On aimerait maintenant le voir à l'œuvre dans une interprétation plus incarnée. Privée de la possibilité d'humaniser son personnage, Gun-Brit Barkmin darde une voix monochrome, sonore et coupante, au détriment des blessures et fêlures de Marie. L'option théâtrale est au contraire très profitable aux rôles de tortionnaires, peints par Berg et Büchner à si grands traits qu'ils en ressemblent déjà à des pantins. Avec les voix mordantes et les trognes bizarres de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Lars Woldt et Brandon Jovanovich, on est en plein expressionnisme et ça marche à 100%. Pour une fois, la direction de Fabio Luisi nous paraît au diapason : analytique et anguleuse comme de coutume, sa baguette dépourvue de sentiments colle au propos déshumanisé mais cohérent du metteur en scène, tout en servant avec clarté la savante polyphonie de Berg. Un Wozzeck sans pitié.
C.M.