Aleko

Kostas Smoriginas (Aleko), Anna Nechaeva (Zemfira), Sergey Semishkur (le Jeune Tzigane), Alexander Vassiliev (le Vieillard), Yaroslava Kozina (la Vieille Tzigane).

Le Chevalier avare

Sergei Leiferkus (le Baron), Dmitri Golovnin (Albert), Ilya Silchukov (le Duc), Alexander Kravets (l'Usurier), Alexander Vassiliev (le Serviteur).

Francesca da Rimini

Dimitris Tiliakos (Lanceotto Malatesta), Anna Nechaeva (Francesca), Sergey Semishkur (Paolo), Alexander Vassiliev (l'Ombre de Virgile), Dmitry Golovnin (Dante).

Orchestre symphonique et Chœurs de la Monnaie, dir. Mikhail Tatarnikov, mise en scène : Kirsten Dehlholm (Bruxelles, Théâtre national, juin 2015).

DVD BelAir classiques BAC133. Distr. Harmonia Mundi.

Ces DVD qui, sous le titre de Troïka, réunissent les trois opéras de Rachmaninov montés par la Monnaie en juin 2015 au Théâtre national (Bruxelles), viennent combler une importante lacune dans la vidéographie du compositeur. Jusqu'à présent, Francesca da Rimini était en effet absente du catalogue, qui comptait uniquement un Aleko filmé en 1986 par Victor Okuntsov (VAI) et Le Chevalier avare enregistré à Glyndebourne en 2004 (Opus Arte).

Pour parler sans ambages, il faut reconnaître que le nouveau coffret fait malheureusement pâle figure à côté des anciennes versions. Devant composer avec une salle sans fosse d'orchestre, la Danoise Kirsten Dehlholm s'est contentée d'une simple mise en espace des trois ouvrages, qu'elle situe dans des gradins à l'arrière-scène (Aleko, Francesca da Rimini) ou en avant des musiciens (Le Chevalier avare). Les personnages ne se regardent à peu près jamais et les gestes sont réduits au strict minimun, dans une espèce de jeu ritualisé qui confine au ridicule, comme lorsque le chœur se cache les yeux ou se balance de gauche à droite. Pendant les passages chorégraphiés d'Aleko, Dehlholm ne trouve rien de mieux que de faire tourner le dos aux chanteurs... Surutilisées dans Le Chevalier avare, où elles ont notamment le défaut de dédoubler les personnages, les projections convainquent davantage dans Francesca da Rimini, car elles donnent une certaine idée du voyage que Dante effectue dans l'au-delà. Sinon, le principal intérêt de la metteure en scène et de sa compagnie Hotel Pro Forma semble d'attifer les chanteurs des costumes les plus extravagants possibles. Ainsi, Aleko a le visage écarlate, une longue perruque bleu foncé et un costard à motifs géométriques rouges, bleus et verts, tandis que son épouse Zemfira a la peau jaune et les cheveux rouge feu... Certains Tziganes portent un turban fantaisiste, d'autres sont pourvus d'une énorme coiffe vaguement aztèque et, sans que l'on sache pourquoi, le fils du Chevalier avare (Albert) semble peser au moins 200 kilos. Dieu merci, Francesca da Rimini est plus sobre, avec des costumes en noir et blanc apparentés plus ou moins à des armures et cottes de mailles.

Ce choc visuel ne doit toutefois pas nous empêcher de goûter une interprétation musicale digne du plus grand intérêt. À la tête de l'Orchestre symphonique de la Monnaie, Mikhail Tatarnikov soigne avec la minutie d'un orfèvre chaque détail des trois partitions de Rachmaninov. Il réussit aussi bien à conférer une sensualité extraordinaire aux danses et à l'intermezzo d'Aleko qu'à créer une atmosphère angoissante lorsque l'action se déroule dans l'antre du vieillard obsédé par son or (Le Chevalier avare) ou dans les cercles de l'Enfer où gémissent les âmes damnées (Francesca da Rimini). En contrepartie, on lui reprochera une battue d'une lenteur parfois excessive, en particulier au début d'Aleko, et un manque de mordant dans les éclats dramatiques des deux derniers ouvrages.  D'une grande force expressive, les chœurs auraient néanmoins gagné à être plus nombreux, notamment dans Francesca da Rimini, où les femmes peinent un peu dans l'aigu.

Dans chacune des trois œuvres, ce sont les barytons qui se distinguent de façon non équivoque. Kostas Smoriginas et Dimitris Tiliakos ont l'exact format vocal d'Aleko et de Lanceotto Malatesta, dont ils rendent parfaitement le conflit intérieur. Quant à Sergei Leiferkus, il s'avère tout simplement sidérant dans son rôle d'avare dévoré par sa monomanie. Onze ans après la captation de Glyndebourne dans la superbe mise en scène d'Annabel Arden, la voix a bien sûr perdu de son lustre et de sa stabilité, mais l'artiste de 69 ans est encore prodigieux dans un rôle qu'il s'est totalement approprié. Face à une telle incarnation, Dehlholm semble même avoir renoncé à appliquer ses « principes » de mise en scène, puisque Leiferkus adopte un jeu réaliste. Le ténor Sergey Semishkur malmène passablement sa cavatine d'Aleko, mais se ressaisit dans le rôle de Paolo. Pour sa part, Anna Nechaeva est d'abord une Zemfira un peu terne puis une Francesca aux accents déchirants. Enfin, la tessiture meurtrière d'Albert ne pose pas trop de problèmes à Dmitry Golovnin et Alexander Vassiliev campe un Vieux Tzigane très digne. En dépit de toutes nos réserves sur le travail de Kirsten Dehlholm, ce DVD s'impose d'abord pour le Baron magistral de Sergei Leiferkus et la direction subtile de Mikhail Tatarnikov.

L.B.