Andreas Scholl (Cesare), Cecilia Bartoli (Cleopatra), Anne Sofie von Otter (Cornelia), Philippe Jaroussky (Sesto), Christophe Dumaux (Tolomeo), Ruben Drole (Achilla), Jochen Kowalski (Nirena), Peter Kalman (Curio), Il Giardino Armonico, dir. Giovanni Antonini, mise en scène : Moshe Leiser, Patrice Caurier (Salzbourg, 2012).

DVD Decca 074 3856. Distr. Universal.

Un projet d'enregistrement audio avec William Christie, capté sur le vif à la Salle Pleyel en 2010, étant resté dans les tiroirs de Decca à la demande de la diva italienne, insatisfaite comme le chef d'un résultat fort inégal, l'éditeur publie aujourd'hui ce qui fut le premier acte de la direction de Cecilia Bartoli au Festival de Pentecôte de Salzbourg en 2012. Ce Jules César, lui aussi somptueusement distribué sur le papier, paraît pourtant après quatre ans d'attente. Est-ce parce qu'il laissera aussi des impressions mitigées sur bien des plans ?

Réglons d'abord, puisqu'il s'agit ici de vidéo, le compte d'une mise en scène reprenant ce qui avait fait le génie de la production de Peter Sellars en 1985 - l'actualisation temporelle - en lui conférant vulgarité et laideur sous prétexte de la transposer dans l'actualité proche - l'implosion de la Libye de Khadafi. L'analyse est certes pertinente, même si elle reste un peu plaquée sur un texte qui, comme souvent, ne se laisse pas si facilement détourner. David McVicar, en jouant d'une autre époque, avait lui aussi montré combien l'œuvre de Haendel exposait à merveille l'impérialisme, l'exotisme, la sensualité, le désir, la séduction, la haine qui sont ici tirés à la source même de l'Histoire, revue librement au filtre d'autres époques. Mais là où l'Américain et l'Ecossais montraient un humour constant n'excluant pas l‘émotion, Caurier et Leiser ont ajouté une lourdeur de trait, un refus de la subtilité qui, de cette légèreté infinie, font table rase. Trop vus, certes, ces treillis, ces lézards et autres crocodiles, ces batteries détruites et autres structures en feu, lassants, donc, mais tellement moins indigestes que la scène où Tolomeo en rage étripe la statue de César (costume bleu et étoiles dorées, le voici dirigeant européen) dont il a déjà arraché bras et tête, ou se branlant sur des images de femmes, ou encore que Cléopâtre chevauchant sous le regard filtré (lunettes 3D) de César une bombe atomique à nez rouge au caractère phallique plus qu'évident mais qu'on se plaira par délicatesse à ne voir que comme référence - mal placée en cette scène de séduction - au Docteur Folamour de Kubrick... Tout cela sonne artificiel et faux, laissant peu de place à l'émotion requise et semblant surtout s'attacher à créer une univocité du ridicule de pantins que nie la profondeur des arias de la partition. Personne n'échappe au traitement, de Cornelia très imbibée à Sesto en short bien peu seyant, de César ricanant bêtement à Cléopâtre en quasi-maîtresse cuir ou en treillis de chef de guerre cachant des dessous affriolants... à juste raison, puisqu' il semble que cela fasse rire le public huppé du Festival. Moshe Leiser et Patrice Caurier n'ont vraiment pas laissé là leur meilleur spectacle, bien au contraire. On pourra donc fermer les yeux sans penser perdre grand-chose. Mais alors, pourquoi ne pas avoir publié la bande-son seule ?

C'est que la distribution affiche à son tour quelques faiblesses, surtout sensibles au Ier acte. Von Otter, voix en ruine, timbre décoloré dont l'art sait certes encore faire illusion : on l'aime trop pour ne pas regretter que ce soit ici, pour elle, trop tard. Trop tard aussi pour l'illustre Jochen Kowalski, bien dépassé désormais par le seul air de Nirena. Bien moins abîmé, Andreas Scholl est certes sur son déclin, mais tient encore la barre d'un rôle qu'il n'a jamais totalement dominé dans toutes ses facettes. De très beaux moments, comme le premier air, une vraie poésie du chant quand le soutien le permet - car pour les airs de bravoure manquent la puissance, l'envol, ou simplement la dynamique nécessaire. Ajoutons encore un Achilla qui attendra sa mort pour devenir prenant. Ajoutons surtout la direction de Giovanni Antonini très contrastée, entre lenteur désespérante quant elle traîne et battue mécanique quand elle s'anime enfin, pour devenir finalement trop précipitée. Comment donner du sens à « Va tacito » sur une battue aussi molle et peu enlevée, et surtout quand le jeu de reprise dans la forme ABA est aussi peu contrasté ? Langueur et monotonie s'installent alors vite. Il faudra un acte au moins pour que l'équilibre se fasse peu à peu plus convainquant. Plus en tout cas qu'une formation orchestrale ici et là bien pauvre en imagination sonore malgré une italianità bienvenue.

Heureusement, trois incarnations compensent ces déceptions. On sait depuis Glyndebourne que Christophe Dumaux est le Tolomeo de l'époque, virtuose de chant, irrésistible de physique, vipère d'une incroyable présence qui, à chacune de ses interventions, redonne une vitalité crue mais réelle à ce spectacle irritant, tout en se pliant aux partis des metteurs en scène avec génie. Philippe Jaroussky n'a pas vraiment cet atout théâtral à faire valoir, mais son art du chant est tout aussi somptueux, même s'il manque de variété, et plus encore de percutant. N'importe, il a lui aussi ce rien de défini qui captive l'oreille en permanence. Reste enfin La Bartoli, dont il faut souligner qu'elle justifie à elle seule qu'on courre à cette captation. Sa palette interprétative, qui sait donner à chacun de ses huit airs une caractérisation parfaite et toujours différente, sa splendeur vocale dont la luxuriance n'est jamais prise en défaut, sa façon de passer au dessus d'une mise en scène - qu'elle a cautionné cependant - pour en faire oublier les excès - le pire étant sans doute de lui faire chanter « Piangerò » la tête dans un sac -, tiennent du miracle permanent. On comprendra que, pour elle surtout, les yeux fermés, la réécoute devienne vite impérative : car l'imaginaire qu'elle suscite sera alors fascination.

P.F.