Franz Grundheber (Jupiter), Hans-Jürgen Schöpflin (Merkur), Paul McNamara (Pollux), Manuela Uhl (Danae), Cornelia Zach (Xanthe, Europa), Robert Chafin (Midas), Daniel Behle, Martin Fleitmann, Simon Pauly, Hans Georg Ahrens (les quatre Rois neveux de Pollux), Susanne Bernhard (Semele), Gro Bente Kjellevold (Alkmene), Katharina Peetz (Leda), Kiel Opera Chorus, Kiel Philharmonic Orchestra, dir. Ulrich Windfuhr (concert, 2003).

CD CPO 999967. Distr. DistrArt Musique.

Verra-t-on un jour L'Amour de Danaé sortir de son purgatoire ? Amoureux comme on est de Strauss et de son art, on se permet d'en douter fortement. Proposée à Strauss en 1920 sous forme d'esquisse (par un Hofmannsthal désireux de produire un divertissement de 30 à 40 minutes pour répondre à l'hypertrophie de La Femme sans ombre tout en reprenant la thématique de la transformation psychologique), laissée de côté pendant presque deux décennies jusqu'à ce qu'à bientôt 75 ans le compositeur y revienne, confie cette esquisse à Joseph Gregor pour l'élaboration d'un livret, puis s'attaque à ce qui serait son avant-dernier opéra, Danae s'est finalement muée en une œuvre de 2h40, lourde et pompeuse, mal équilibrée entre des scènes d'une incontestable élévation - où le compositeur excellait - et d'autres ressortissant au genre opérette - bien étranger à son univers. On ne réussit pas deux fois le miraculeux mélange de genres d'Ariadne auf Naxos !

La thématique de l'or qui peut tout mais s'efface devant l'amour véritable aurait pu donner à cette Arabella à l'antique une dynamique poétique intense égale à sa valeur morale hautement humaine. Mais la Grèce mythologique façon Gregor revisitant le baroquisme d'Hofmannsthal ne vaut ni celle de son prédécesseur, ni même celle de sa Daphné. Cet ensemble disparate, mal conçu au départ, mal mené, bien trop bavard, bien trop long, est de ceux que n'emporte pas le génie d'une écriture transcendante, et qui témoignent, comme Hélène l'Egyptienne ou Friedenstag, de ce manque de recul de Strauss sur sa propre facilité à écrire « trop de notes », défaut compensé seulement quand l'inspiration du livret lui permettait d'élever sa création à un niveau inégalé. Ici son inspiration semble portée à l'épuisement, à la boursouflure, au vide, et c'est d'autant plus sensible que Capriccio en sera la négation même, concluant l'ensemble de la création lyrique de Strauss à un autre niveau d'envergure et de subtilité, autant vocale qu'orchestrale. De plus, manifeste de cet épuisement, tout ce qui peut séduire ici semble n'être que redite, tant Strauss recycle (des pans entiers de Daphné servent ainsi au choix de l'héroïne entre Jupiter et Midas) ou copie en moins bien ce qu'il a fait de mieux avant : l'ombre de la Femme sans ombre pour la pluie d'or, la présentation de la rose du Chevalier pour l'entrée de Midas, les trois Nymphes d'Ariadne pour les quatre Reines ex-compagnes du dieu, Ariadne et Frau et Arabella encore pour le grand et interminable duo final des adieux de Jupiter à son impossible conquête - où, après un merveilleux interlude (le plus beau moment de la partition), le compositeur semble incapable de conclure sans s'étirer tel un grand fleuve s'étalant, puissance perdue, dans son immense delta. Qu'on est loin de Parsifal concluant en majesté l'œuvre wagnérien !

Sauver Danae, alors, qui, depuis sa double création salzbourgeoise (avortée en 1944, officielle en 1952), n'a pas réussi à s'imposer sur scène ou à laisser un témoin audio d'une splendeur qui incite à y revenir souvent ? Il faudrait pour cela, au delà d'une évidente indulgence de l'oreille et de l'intellect, un chef qui ose pratiquer d'indispensables et très larges coupures, et une équipe vocale de tout premier plan, avec un soprano absolu. Mais Karl Böhm et l'équipe de Frau ohne Schatten année 1953, qui ont osé ces partis pour une œuvre qui ne demandait pas tant de rigueur, sont morts depuis longtemps...  Aucune des versions publiées à ce jour - Krauss, Mackerras, Botstein, Litton en vidéo et même Sawallisch en vrai pirate, toutes live - n'a su proposer une leçon définitive. Leçon qu'on ne trouvera assurément pas plus dans le présent enregistrement d'un concert de 2003 reprenant la distribution d'une série de représentations à Kiel deux ans plus tôt. Publié par CPO en 2004, il nous revient à douze ans de distance sans apporter une meilleure défense et illustration de l'œuvre, même si les années 2000, avec le retour de l'œuvre à Salzbourg en 2002 ou la reprise de la production de Kiel à Berlin en 2011 (et de celle de Garsington-1999 au même festival en 2014), auront bien tenté la chose. C'est à ce jour sans vrai succès.

Certes, on trouvera ici la version originale, sans les coupures ni la transposition du rôle de Jupiter pratiquées par Clemens Krauss en 1952 pour Schoeffler, et généralement reprises depuis. On aura aussi une direction engagée - mais parfois retenue par nécessité pour porter des voix qui n'ont pas tout à fait (ou pas du tout) la carrure exigée, et qui ne pourra de toute façon exalter les tunnels de l'œuvre que sont les premières scènes d'affrontement de Pollux à ses créanciers ou la quasi-totalité de l'acte II. Certes, Franz Grundheber reste le seul Jupiter d'envergure à ce jour, capable de tenir la durée et de donner à l'acte III son côté « à la Wotan » impératif - mais si peu réussi, en fait, par Strauss. Et Robert Chafin saura aussi en imposer dans un Midas de vrai rang, en ténor moins maltraité que dans d'autres ouvrages du Bavarois. Mais comment apprécier un enregistrement dont la distribution féminine reste hélas bien en deçà de l'acceptable ? Les piaillements d'aigu de Danaé et Xanthe en leur duo sont insupportables, et Manuela Uhl ne trouvera jamais à devenir à peu près audible sans indisposer, tant sa voix de soubrette - pour un rôle de princesse - est instable, pointue, incertaine de ton, sans charme aucun, sans classe non plus. Là où il aurait fallu une Güden, une Popp (le personnage est voisin de celui de Daphné, en voix comme en vision), une Varady, on a ici une interprétation dépassée par le rôle et ses exigences vocales et dramatiques, qui vous plombe à elle seule une bonne moitié de l'œuvre. La question du purgatoire reste donc posée...

P.F.