Pentatone PTC 5186 583. Distr. Outhere.
Puccini avait inauguré l'opéra-western. Bien que créé à l'Opéra de Santa Fe, ce Cold Mountain de Jennifer Higdon nous ramène plus à l'Est, et emprunte son argument au roman historique éponyme de Charles Frazier, source du livret de Gene Sheer. Sur fond de guerre de Sécession, la cavale à haut risque du déserteur W.P. Inman le mène vers le seul but qui lui semble avoir un sens : retrouver Ada, la femme dont il avait juste eu le temps de tomber amoureux avant de partir pour le front. Ça commence fort : les exactions de Teague, brutal chasseur de déserteurs, nous plongent sans préparation dans une action rapide qui rythme tout l'opéra. Les fréquents changements de lieux induisent une narrativité cinématographique, comme les scènes simultanées qui, fondées sur une musique unificatrice, évoquent bien davantage le split screen ou un montage rapide en va-et-vient qu'une véritable construction polyscénique à la façon de Zimmermann. La vocalité est efficace et expressive bien qu'assez peu typée et offre aux interprètes un support valorisant.
Les deux rôles principaux sont très bien tenus : le baryton Nathan Gunn est chaleureux, dynamique, et confère à Inman une intéressante présence humaine autant que vocale, tandis que la mezzo-soprano Isabel Leonard campe une Ada rayonnante et déterminée, vocalement consistante mais jamais pesante et à l'aise avec les quelques répliques comiques autant qu'avec la gravité de son personnage. Emily Fons apporte au personnage de Ruby - la paysanne pragmatique qui apporte à la bourgeoise raffinée Ada son énergie et son ardeur au travail du quotidien - une vitalité très appréciable et un parler populaire aussi crédible que rafraîchissant. Avec le rôle pourtant modeste de Lucinda, Deborah Nansteel apporte la seule présence noire-américaine dans ce sujet sécessionniste et une largeur vocale qui fait justement regretter la fugacité du personnage. Les rôles masculins sont traités avec une rusticité volontaire qui souligne soit leur brutalité (Teague, que Jay Hunter Morris dévie parfois vers le cabaret berlinois) soit leur condition sociale (Stobrod, père de Ruby) : on gagne en véracité scénique ce qu'on perd en finesse vocale. On peut être moins convaincu par la générosité expressive du ténor Roger Honeywell, qui menace à plusieurs reprises de faire basculer le prêcheur Veasey, sauvé in extremis de l'homicide par Inman, dans le registre du jeune premier de comédie musicale.
Par la largeur de son spectre stylistique, cet opéra peut autant agacer que ravir. Si l'on croit reconnaître les influences successives du Stravinsky néo-tonal, du Charles Ives polytonal, de Bernstein ou du John Adams swing, c'est pourtant l'idiome plus stéréotypé de la musique de film, éventuellement descriptive et assaisonnée de bruitages naturalistes enregistrés, parfois guimauve, qui l'emporte en fosse. Un enregistrement détaillé souligne quelques hésitations quant à la justesse d'intonation de plusieurs passages, et notamment le retour sur scène bien artificiel, à la faveur d'un finale lourdaud (II, 12) de tous les personnages. Les bonnes idées ne manquent pas non plus : les échos d'un chœur de gardes en pleine battue ou le chœur des soldats morts aux allures d'hymne, la stylisation du fiddle ou la touchante berceuse improvisée par Inman pour calmer le bébé de Sara. Son indéniable efficacité et son caractère divertissant peuvent être portés au crédit de ce Cold Mountain. Les amateurs de grande densité musicale et de langages pionniers resteront probablement sur leur faim.
P.R.