CD Bridge 9449. Distr. Socadisc.
La brièveté du dernier opéra de Paul Hindemith, composé en 1960 et pour la première fois gravé dans sa version anglaise originale, découle directement du principe de la pièce éponyme de Thornton Wilder sur laquelle repose le livret : un cycle d'événements récurrents mais variés retrace de façon elliptique les quatre-vingt dix années qui mènent de l'émergence au déclin d'une famille bourgeoise américaine.
Bien que recourant lui aussi à des motifs mélodiques cycliques, Hindemith favorise, comme il le faisait dès Cardillac, une structure en sections distinctes, colorées chacune par un élément clé de l'évolution dramatique. C'est ainsi que l'on peut identifier, derrière l'unité stylistique que procure une écriture atonale homogène, des allusions à l'ornementation et aux timbres du Baroque comme emblème de la firme naissante, une gigue aussi bondissante que le jeune et impétueux Charles, une valse de mariage et une tarentelle propice à suggérer la révolte de Roderick II contre sa famille et la ville qu'elle a édifiée. Quelques furtifs reflets stravinskiens ou mozartiens, ces derniers induits par une formation orchestrale classique, n'occultent guère l'écriture contrapuntique particulièrement sophistiquée qui régit l'orchestre comme les ensembles vocaux. On peut cependant se délecter d'un très joli et fluide trio (Roderick, Lucia et Bandon), puis d'un sextuor qui constitue le moment le plus dynamique et vivant de l'opéra, climax qui précède l'inexorable mouvement d'entropie qui verra s'effilocher la famille Bayard.
Le cycle vital symbolisé par l'entrée des personnages d'un côté de la scène et leur sortie du côté opposé nous vaut un casting aux rôles multiples parfois source de surprise. Ainsi la voix de mezzo charpentée et un peu tendue de Sara Murphy incarnant l'ancêtre Mother Bayard paraît plus douce et homogène lorsque s'exprime par son truchement la cousine Ermengarde, qui sera la dernière personne à habiter la maison familiale. En revanche, Camille Zamora n'attend pas sa réincarnation en Lucia II pour se défaire de la relative dureté qui caractérisait sa première intervention. Le soprano plus léger et agile de Kathryn Guthrie vient avec bonheur étendre la palette de timbres. Du côté des voix masculines, un léger déséquilibre se fait ressentir entre les deux ténors et les deux barytons, auxquels correspondent curieusement deux types d'écriture vocale : un style atonal assez neutre, voire froid pour les premiers, et un lyrisme affirmé pour les seconds. Sans surprise donc, le Roderick II de Scott Murphee est aussi incisif que son ancêtre, confié à Jarrett Ott, est chaleureux, ce qui relève après tout d'une indéniable logique dramaturgique.
Le livret de ce Long dîner de Noël trace avec virtuosité une spirale temporelle dont le potentiel dramaturgique montre pourtant, en situation opératique, assez vite ses limites. De même, l'écriture remarquablement savante et maîtrisée de Hindemith, caractérisée par des textures denses et éventuellement massives, manque du petit quelque chose qui permettrait de ressentir davantage d'empathie pour ce carrousel de personnages. Avec Leon Botstein, l'American Symphony Orchestra fait manifestement son possible pour apporter du dynamisme à une orchestration qui, en dehors des clins d'œil baroquisants soulignés par le clavecin, paie un tribut non négligeable à des textures romantiques mal ajustées au langage qui les porte.
P.R.