Eric Barry (Prologue / Peter Quint , Emily Workman (la Gouvernante), Kathleen Reveille (Miss Jessel), Diana Montague (Mrs. Grose), Rosie Lomas (Flora), Dominic Lynch (Miles), ensemble instrumental (cordes, bois, cor, percussions, piano et harpe), dir. Lukasz Borowicz (Varsovie, mars 2015).
CD Dux 1247-1248. Distr. DistrArt Musique.

Cela paraîtra étonnant, mais cette édition audio est le témoin de la création en concert - pendant le festival Beethoven 2015 - du Turn of the Screw en Pologne, soixante et un ans donc après la création vénitienne. Ce qui est devenu en Europe l'une des œuvres courantes du répertoire du XXe siècle fait donc là-bas figure de nouveauté absolue. Serait-ce alors en matière d'exécution une curiosité locale ? Non, car elle est d'une fidélité absolue, à l'esprit et au style de l'œuvre. Le grinçant, la verdeur sonore, la joie enfantine, le lent travail du doute et de l'horreur s'y mesurent parfaitement, bien qu'on soit ici hors scène. C'est que l'orchestre, très finement enregistré - d'où un relief et une présence qu'on n'aura pas dans nombre d'enregistrements plus anciens -, est composé de solistes polonais rassemblés pour l'occasion, mais tous bien au fait de l'univers de Britten : le jeu instrumental est ainsi particulièrement brillant et attentif à l'unisson - ce qui vaut des tutti remarquablement brillants - comme à l'individualité sonore. De plus, la battue de Lukasz Borowicz est enlevée, irrésistible dans tout ce qui est vivant, en particulier pour le train, les jeux des enfants, mais aussi mystérieuse et envahissante pour l'univers des esprits, insidieux et si étrange de sonorités pour l'époque. Et il sait porter toutes les interrogations et les angoisses de la Gouvernante jusqu'à l'hystérie.

Côté interprètes vocaux, c'est tout aussi fidèle : la distribution, jeune si l'on excepte Diana Montague, est internationale, anglophone, et elle connaît son Britten à fond. Et elle parvient, coquetterie étonnante, à insuffler un ton quasi slave au duo Mrs. Grose / Flora dans la scène du piano ! Les deux esprits sont particulièrement prenants. En Miss Jessel, Kathleen Reveille a la voix intense d'un grand mezzo lyrique et sombre. Le Quint d'Eric Barry, ténor clair, presque coupant, au timbre moins varié en couleurs que d'autres, se joue des mélismes de sa partie tout en imposant son personnage aussi étrange qu'inquiet. La gouvernante d'Emily Workman, radieuse de timbre et d'aigu, n'a rien à craindre des ombres graves de son rôle. Diana Montague demeure une référence, et Flora et Miles sont parfaitement rendus, bien que Rosie Lomas ne soit plus une gamine.

L'ensemble est fort convaincant, dans sa quasi-théâtralité, son urgence, sa puissance musicale fort expressive, et son relief instrumental et vocal, mais - comme chaque version parue depuis l'origine - n'arrive pas, en matière d'atmosphère, d'étrangeté, de malaise, à dépasser l'inatteignable version Britten, toujours référentielle malgré sa mono (Decca). Mais cela n'empêche en rien cette version « polonaise » de s'inscrire parmi les meilleures propositions récentes.

P.F.