Julia Bullock (Teculihuatzin / Doña Luisa), Nadine Koutcher (Doña Isabel), Noah Stewart (Don Pedro de Alvarado), Markus Brutscher (Don Pedrarias Dávila), Vince Yi (Hunahpú), Christophe Dumaux (Ixbalanqué), Luthando Qave (Un chaman maya), Maritxell Carrero (Leonor), Christopher Williams (Tecún Umán), José Camean (Un prêtre), Chœur et Orch. MusicAeterna de l'Opéra de Perm, dir. Teodor Currentzis, mise en scène : Peter Sellars (Madrid, nov. 2013).
DVD Sony 88875049519. Notice en anglais. Distr. Sony.

 

En découvrant ce spectacle lors de sa reprise à l'ENO en 2015, nous avions été frappé par la sincérité du projet mais avions également trouvé quelques longueurs aux trois heures de la représentation, faute de tension dramatique réelle : le fil manque souvent se rompre entre séquences de danse, de chœur, de solos et de narration, elle-même parfois redondante (lire ici). Le DVD, en documentant la création madrilène de la production - qui fut à l'instigation de Gerard Mortier -, permet d'en retrouver la force première, peut-être parce que le théâtre de Peter Sellars, jouant sur l'infinitésimal de la vérité intérieure de l'interprète, trouve une paradoxale présence dans la captation filmée et ses plans rapprochés sur des visages habités - une réalisation signée Peter Sellars lui-même.

Cette Indian Queen singulière possède une indéniable puissance d'esprit et de manière, croisant les continents et les époques presque à la façon de Terra nostra de Fuentes. La partition inachevée de Purcell (1695), composée d'après la pièce de Sir Robert Howard et John Dryden (1664), se mêle à des extraits déclamés de La Niña blanca y los pájaros sin pies de la romancière nicaraguayenne Rosario Aguilar (1992). La Restauration anglaise de 1660, qui réouvrait les théâtres après leur interdiction par le Puritain Cromwell, rencontre ainsi le récit de la Conquista et interroge ces « Indes » dont les saveurs avaient pénétré Londres mais cachaient derrière leur exotisme la fin d'un monde. Sellars vous invite donc à une nouvelle histoire bien différente de l'aimable fantaisie imaginée par Dryden : une partition enrichie d'autres pages de Purcell, une expérience scénique où les souples chorégraphies de Christopher Williams habitent les fresques fauves de l'artiste de rue chicano Gronk, couleurs jaillissantes et totémiques qui semblent braver un demi-millénaire d'impérialisme politique, culturel et intellectuel, jusqu'à un finale rouge sang - auquel fera écho la chemise de Sellars lors de saluts joyeux.

Tous les interprètes sont pénétrés d'une empathie théâtrale sensible. Parmi eux, Nadine Koutcher est une Isabel délicate et inspirée (« O solitude ») ; Maritxell Carrero est l'intense narratrice de l'Histoire où la passion individuelle croise le destin d'un peuple (tantôt en scène, tantôt en voix off intimiste) ; Vince Yi joue de son contre-ténor lumineux tandis que Christophe Dumeaux serpente le sien en des legatos hypnotiques (Music for a while) ; Luthando Qave feule son baryton mordant et Noah Stewart, malgré quelques fragilités de soutien, trouve une expression ardente ; Julia Bullock, pulpe expressive, donne tout son suc à « I love and I must » et offre un poignant « The smell of incense ». De bout en bout, le Chœur russe MusicAeterna confère d'ailleurs aux polyphonies de Purcell une inégalable densité, une vibration inquiète et profonde d'où s'élève une ferveur mystique inattendue. Teodor Currentzis, partie prenante de ce projet longtemps mûri à Perm, mène son orchestre MusicAeterna à des transparences presque insoutenables de vérité cruelle, et son continuo désolé concentre l'audition sur un espace intime réincarnant les fantômes du passé.

Foin des longueurs qui deviennent dès lors errance humaine : c'est à un voyage intérieur que ce DVD vous convie, une expérience de théâtre opératique qui est aussi, Sellars oblige, une expérience de vie.

C.C.

A lire : notre numéro spécial Opéra et mise en scène : Peter Sellars (L'Avant-Scène Opéra n° 287, 2015), avec plusieurs témoignages, analyses de productions et études sur Peter Sellars.