CD Opera rara ORC 53. Distr. Harmonia Mundi.
Alors que les succès médiocres de Sapho (1851) puis de La Nonne sanglante (1854) à l'Opéra de Paris, faisaient douter des dons de Gounod pour la musique dramatique, la création du Médecin malgré lui, sur la scène plus intime du Théâtre-Lyrique, révéla qu'il pouvait apporter une fraîcheur inédite et un parfum personnel dans un genre moins monumental que le Grand Opéra. D'où peut-être la commande qu'il reçut du Casino de Bade d'un opéra-comique de la même veine.
Il choisit un sujet léger, La Colombe, librement inspiré d'un conte en vers de La Fontaine (Le Faucon) d'après Boccace (Décaméron, journée V, nouvelle 9), et fit appel, pour le livret, à ses fidèles collaborateurs Jules Barbier et Michel Carré. Ces hommes de théâtre à la plume alerte s'étaient imposés par leur souci du naturel et une qualité littéraire qui manquait souvent à leurs prédécesseurs. Ce qui distingue le style de Gounod de celui d'Auber, de Thomas ou d'Adam, ses devanciers les plus inspirés dans le domaine de l'opéra-comique français, c'est d'une part la qualité de l'invention harmonique qui colore la ligne mélodique - toujours si nette qu'elle pourrait se suffire à elle même -, d'autre part le lien subtil entre les détails de l'invention mélodique et le respect des accents et des valeurs rythmiques de la prosodie. Tout coule avec un naturel exempt de trivialité, et cette aisance est un effet de l'art : c'est du Musset musical. Composée au printemps 1860, La Colombe fut créée le 3 août au Salon Louis XIV du casino de Bade, sous la direction de M. Kœnnemann, en présence du roi de Wurtemberg et du duc de Brunswick. Les chefs de pupitres venaient de l'Opéra de Strasbourg. La distribution réunissait la créatrice de Marguerite, Caroline Miolan-Carvalho, qui trouvait dans le rôle de Sylvie toutes les vocalises dont elle pouvait rêver, face au ténor Gustave Roger (Horace), créateur du Faust de Berlioz et du Prophète de Meyerbeer. À Amélie Faivre, qui avait incarné Siebel dans Faust, revenait le rôle travesti de Mazet tandis qu'Émile Balanqué (basse chantante qui avait créé Méphisto dans Faust puis Vulcain dans Philémon) était un parfait Maître Jean.
Et cependant la destinée de La Colombe fut assez obscure. Le public parisien la découvrit à l'Opéra-Comique, en 1866, avec quelques modifications : un air ajouté pour Mazet (le piquant « Ah les femmes ! ») et une nouvelle version du Madrigal d'Horace (« Ces attraits que chacun admire »), mais n'en fit pas grand cas. Paul Landormy, dans son Gounod de 1942, ne la cite même pas. En revanche, Stravinsky, dans ses Chroniques de ma vie, mentionnait cet ouvrage « court mais délicieux » qu'il avait entendu lors des représentations monégasques de 1924 dans le cadre des Ballets Russes. Ce dramma giocoso da camera, selon l'heureuse formule du critique Joseph d'Ortigue, semble heureusement sortir de l'oubli depuis quelques années.
Pour son premier enregistrement commercial, La Colombe est bien servie, notamment par un orchestre riche en cordes comme les aimait Gounod. La direction souple et fine de Mark Elder pourrait être encore un peu plus inventive, mais elle a du style. Les chanteurs ont été bien choisis : Laurent Naouri a la stature d'un majordome tonnant ou murmurant tour à tour ; son grand air pétille d'intelligence et de puissance contenue. Michèle Losier, qui a la lourde responsabilité du premier air, réussit à rendre crédible son rôle travesti par la simplicité garçonnière avec laquelle elle s'adresse à la Colombe ; elle tient son rôle d'intermédiaire et cela suffit. Javier Camarena possède la tessiture de ténor lyrique-léger d'opéra-comique français ; son intelligence du chant supplée aux légères limites vocales que l'on croit déceler. Enfin, Erin Morley, à l'aise dans la coquetterie des coloratures comme dans le registre de l'émotion, semble faite pour le rôle de Sylvie. Le choix d'enregistrer les dialogues parlés (plutôt que les excellents récitatifs de Poulenc commandés par Diaghilev en 1924) n'était pas sans risque avec une distribution à demi-francophone et un livret délicat à bien dire. Laurent Naouri est le plus à l'aise mais pas toujours juste de ton, alors que l'accent canadien de Michèle Losier confère à son Mazet une gentillesse roublarde de garçon de ferme. Le personnage d'Horace est tellement ivre d'amour, tellement supra-lunaire que la prononciation exotique de Javier Camerana ne gêne qu'au début et seule la diction pointue d'Erin Morley (Sylvie) nuit à son charme immédiat ; mais, avec elle aussi, l'oreille s'accoutume à ses beaux élans furieux d'abord, de tendresse ensuite. La musique a besoin de ces dialogues pour respirer.
Une réussite qui, même pour des auditeurs avertis, aura le charme supplémentaire de la découverte.
G.C.
NB. Dans certains tirages du chant-piano, le duo du déjeuner (n° 13) commence plus tôt : quand Horace et Sylvie, goûtant la volaille, en relèvent l'amertume (« Combien je vous rends grâce »). Les tentatives d'Opera Rara pour obtenir le matériel ou consulter le manuscrit sont restées vaines. Il semble, au vu de la mise en page, que Gounod a finalement retiré cet ajout destiné à la reprise de 1866.