CD Dynamic S7683. Distr. Outhere.
La programmation aventureuse du Théâtre lyrique de Cagliari devait bien un jour rendre hommage à l'enfant du pays, Ennio Porrino, passé à une relative postérité pour avoir en 1937 achevé Lucrezia, l'ultime opéra de son maître Ottorino Respighi, sous l'œil inquisiteur de sa veuve Elsa. Vingt ans plus tard, au seuil de sa propre fin - il devait mourir subitement le 25 septembre 1959 dans sa quarante-neuvième année -, Porrino s'attela à son ultime opéra I Shardana dont il avait tracé les premières esquisses en 1934. Espérait-il retrouver le sulfureux succès remporté par Gli Orazi à La Scala en 1941, dont les thuriféraires du régime de Mussolini se firent un porte-étendard ? Certainement pas. A l'orée des années soixante, Ennio Porrino avait une claire conscience qu'il écrivait hors du temps de l'évolution historique de l'opéra ; il revendiquait pleinement son statut de somptueux anachronisme, déployant son chant expressionniste et raffinant son orchestre évocateur qui reprenait avec inspiration l'opulence de celui de Respighi. De toutes façons, il n'avait jamais été dans le camp des modernes - Alfredo Casella l'avait dès ses débuts stigmatisé : un conservateur de plus.
I Shardana s'inspire d'une légende remontant à l'âge de bronze, durant l'ère nuragique qui parsema la Sardaigne de ces mystérieuses tours tronquées (nuraghi), vestiges d'une architecture militaire typique du mégalithique. Une manière d'ancrer l'action d'un livret prévisible dans l'imaginaire de l'île : par amour pour Berbera, une étrange jeune femme qui n'est pas sans rappeler la Médée de Colchide, Torbeno, le fils de Gonnario, chef des Nuraghes, trahit son père en prenant le parti des ennemis jusqu'à mener une attaque contre lui. Les amants seront capturés et exécutés. La plus belle scène de cet ouvrage plein de bruits et de fureurs paraît au troisième acte, lorsque Gonnario rongé par le remords d'avoir laissé tuer son fils, est visité par les spectres de celui-ci et de Berbera qui l'apaisent et le confortent dans sa décision : un étrange trio sur un rythme de tambour obstiné évoque soudain des temps immémoriaux. Après une complainte funèbre a cappella entonnée par une pleureuse, l'œuvre s'achève sur un hymne à la Sardaigne menée par le barde Perdu. Pour insulaires que soient le contexte et l'action, Porrino fait un usage raisonné des mélodies populaires sardes, donnant à son opéra une éloquence qui excède tout particularisme ; son sens du tragique ne peut être balayé d'un revers de la main, même si dix ans auparavant Luigi Dallapiccola avait déjà écrit Il prigioniero.
La distribution assemblée à Cagliari reste inégale. Si Angelo Vilari assume le grand ténor lyrique dont Porrino a revêtu Torbeno, si Paoletta Marrocu brûle d'éloquence en Berbera, Manrico Signorini, en timbre désuni, peine à venir à bout du rôle de Gonnario, aussi long que fourni. La direction d'Anthony Bramall, qui certes soigne l'orchestre somptueux de Porrino, ne retrouve pas tout à fait la tension qu'y mettait Armando La Rosa Parodi lors de la création romaine de l'œuvre en 1960 avec les forces de la RAI de Rome et une distribution prestigieuse qui alignait Gastone Limarilli, Marta Pender, Oralia Dominguez et Ferrucio Mazzoli. Le spectacle de Cagliari dont on tient ici la bande son a été filmé, le DVD ne devrait pas tarder à être distribué en France. Et maintenant, quel théâtre osera ressusciter Gli Orazi ?
J.-C.H.