Peter Seiffert (Tannhäuser), Ann Petersen (Elisabeth), Marina Prudenskaya (Venus), Peter Mattei (Wolfram von Eschenbach), René Pape (Hermann), Peter Sonn (Walther von der Vogelweide), Tobias Schabel (Biteroff), Jürgen Sacher (Heinrich der Schreiber), Jan Martinik (Reinmar von Zweter), Sonia Grané (le pâtre), Corps de ballet et Chœur de l'Opéra d'Etat de Berlin, Saatskapelle Berlin, dir. Daniel Barenboim, mise en scène et chorégraphie : Sasha Waltz (Berlin, 2014).
DVD Bel Air Classique BAC422. Distr. Harmonia Mundi.

 

Cela devait bien finir par arriver : puisque le Venusberg avait son ballet, Tannhäuser aurait son chorégraphe. Sasha Waltz était tentée depuis longtemps, finalement elle a osé se risquer ici sur l'insistance de Daniel Barenboim. Jouer, chanter et danser Tannhäuser en même temps, quasiment d'un même geste, voila le pari. Car la force de ce spectacle où l'action se mêle d'un onirisme constant - les lumières magiques y sont pour beaucoup - n'est pas l'effet d'une juxtaposition, mais bien le fait d'un langage, d'une grammaire et d'une syntaxe qui unifient théâtre et chorégraphie. Pina Bausch n'avait pas fait autrement dans son Orpheus und Eurydike et Sasha Waltz coule son art dans le geste de son aînée avec ferveur.

Miracle de ce spectacle : sa fluidité qui englobe même dans son discours visuel un chanteur aussi peu physique que Peter Seiffert ; les silhouettes longues de Marina Prudenskaya et d'Ann Petersen s'y meuvent évidement plus librement, plus naturellement, et Peter Mattei lui aussi, Don Giovanni fauve pour l'éternité transformé ici en poète. Secret d'une telle réussite, l'écoute de Sasha Waltz : tout dans sa régie découle de la musique, vertu de chorégraphe certes, mais pas seulement : lorsqu'à l'acte I le Landgrave et ses homme paraissent dans un cortège semi-burlesque, la régisseuse glisse une ironie subtile sur la musique de Wagner, une distance assez irrésistible, a contrario de l'image esthétisante du grand cône blanc figurant le Venusberg où les corps tombent et se lovent. Les puristes crieront au loup mais, pour une fois que la provocation fait sens, Wagner ne doit pas se retourner dans sa tombe. La stylisation des décors et leur pureté renforcent encore une direction d'acteurs qui, par-delà la mise en abyme du Schiller Theater reflété dans un vaste miroir, montre tout des personnages mais décortique aussi le rapport de Wagner à l'opéra : la Wartburg façon Opernball est un autre grand moment ironique avec son apparat social dont Tannhäuser s'émancipera en tombant la cravate avant qu'Elisabeth ne soit emmenée en majesté, telle une déesse, portée par les danseurs. C'est pourtant le retour de Rome qui produit une indicible émotion avec son cortège syncrétique où se mêlent les célébrations et les dieux de l'ancien monde et le christianisme ; et lorsque Peter Mattei lance sa Romance à l'étoile (Vénus), les quelques pas de danse qu'il esquisse dans la lumière stellaire provoquent une émotion diffuse, inexplicable.

Si la scène est touchée par la grâce, l'orchestre l'est aussi. N'est-ce-pas le plus beau Wagner que nous ait donné Daniel Barenboim, si dense, si mystérieux, si lumineux pourtant ? Il porte une équipe de chant superlative : Peter Mattei met une pointe du tragique d'Amfortas à son Wolfram, Peter Seiffert triomphe des pièges de Tannhäuser - chant ample, précis, assumé -, René Pape, impérial, distille une vocalité d'une pureté de style qu'on croyait perdue, Marina Prudenskaya campe une Vénus sensuelle et inquiète à la fois et Ann Petersen retient sa voix pour une Elisabeth très (trop ?) surveillée. Mention spéciale au Walter de Peter Sonn. Tous sont transfigurés par le génie de Sasha Waltz qui signait en avril 2014 ce Tannhäuser pour le nouveau siècle.

J.-C.H.