Mariusz Kwiecien (le Roi Roger), Georgia Jarman (Roxane), Saimir Pirgu (le Pâtre), Kim Begley (Edrisi), Alan Ewing (l'Archevêque), Agnes Zwierko (la Diaconesse), Chœur et Orchestre du ROH Covent Garden, dir. Antonio Pappano, mise en scène : Kasper Holten (Londres, 2015).
DVD Opus Arte OA1161. Distr. Distrart Musique.

 

2009 aura vu deux productions antagonistes du Roi Roger, celle iconoclaste de Krzysztof Warlikowski, un ratage qui défigura le chef-d'œuvre de Szymanowski, médusant le public de Bastille avec sa piscine-salle de shoot à Mickeys, et la régie subtile de David Pountney pour son Festival de Bregenz. Toutes deux avaient été précédées par une proposition modeste mais pertinente de l'Opéra de Wroclaw que le DVD a depuis documentée. Malgré le Roi Roger charismatique d'Andrzej Dobber et la mise en scène au cordeau de Mariusz Trelinski, et à l'égal de la tentative de David Pountney, elle s'incline cependant devant le spectacle proposé par Covent Garden au printemps dernier.

La thématique de cet opéra où Szymanowski mis beaucoup de son être le plus secret - comment ne pas lire dans l'étrange fascination qu'éprouve Roger envers le Pâtre l'aveu d'une attirance homo-érotique que la musique commente d'abondance - trouve des échos surprenants aujourd'hui : la destruction d'une civilisation par la seule apparition d'un manipulateur d'une irrésistible beauté venu d'orient. On songe plus d'une fois à l'engrenage implacable du Théorème de Pasolini : le Pâtre pourrait être joué par Terence Stamp, entraînant Roxane, le peuple et son Roi dans cette danse de sexe et de mort dont l'opéra est empli. Kasper Holten y a certainement pensé, profitant de la prestance de Saimir Pirgu, l'habillant d'un long manteau d'or et lui prêtant, dès son lynchage évité, un ascendant érotique évident sur Roger : à l'acte II il ira jusqu'à lui infliger une caresse dominatrice sur le visage, en faisant sa créature. C'est bien vu et surtout bien entendu, car la musique de Szymanowski est pétrie de cet érotisme névrotique qui fait imploser l'orchestre et torture les chanteurs, une catharsis qui conduira Roger face au soleil levant, revenu de tout, trouvant enfin la vérité de son être. Il faut pouvoir produire cette révélation ultime, accompagner le Roi de la cathédrale byzantine de Palerme aux ruines du théâtre antique, du monde de la raison chrétienne aux tentations sensuelles des anciens dieux en passant par le palais arabe où se déroulent les perversions érotiques de l'acte II. Kasper Holten choisit une unité de lieu pour réunir ces trois univers : une immense tête de pierre aux yeux aveugles, symbole de cette obscure psyché qui va entraîner la chute du Roi de Sicile. A ses pieds, l'action de l'acte I - messe, sauvetage du Pâtre, première séduction puis révolte de Roger qui le bannit avant de se parjurer, départ du Pâtre libre - se voit et se comprend parfaitement, portée par une direction d'acteurs sobre et tranchante à la fois. Au deuxième acte, l'envers de la statue montre un grand praticable où la corruption de Roxane et de Roger par le Pâtre va se dérouler sur plusieurs niveaux - idée habile qui frappait au théâtre où des jeux de lumières l'animaient, ce que les caméras de Ian Russell ne saisissent que partiellement, tout comme d'ailleurs les ténèbres puis l'aube du troisième acte. Mais c'est bien le seul bémol qu'on apportera à la captation d'un spectacle déjà historique. Si Kasper Holten scrute les âmes et les désirs des trois protagonistes, il double ce théâtre de l'intime d'une mise en abyme où paraît une lecture politique : l'action est transposée à l'époque de la création de l'ouvrage (1926) et les traces du sacrifice que découvrent Roger et Edrisi dans les ruines du théâtre antique sont en fait les cendres d'un autodafé qui évoque la Nuit de Cristal.

Pour porter un tel spectacle, Covent Garden a réuni une distribution immaculée : Saimir Pirgu a toutes les séductions vocales du Pâtre corrupteur, Georgia Jarman la voix longue et sensuelle de Roxane, Kim Begley campe un Edrisi froid et inquiétant, alors que Mariusz Kwiecien prête sa jeunesse, ses doutes et ses fureurs à un Roi Roger inoubliable de présence physique comme vocale. En quelques années il aura pleinement assuré la succession de celui qui fut le plus grand tenant du rôle depuis Andrzej Hiolski : Wojtek Drabowicz, disparu le 27 mars 2007 au sommet de son art dans des circonstances tragiques. De la fosse, Antonio Pappano distille tous les sortilèges de l'orchestre sexuel dont Szymanowski a revêtu son chef-d'œuvre, retrouvant presque la lecture orante qu'officia Mieczyslaw Mierzejewski lors de la recréation du Roi Roger à l'occasion de l'inauguration du nouveau Théâtre Wielki de Varsovie en septembre 1965 : comme pour Roger, une renaissance.

J.-C.H.