Jacquelyn Wagner (Arabella), James Rutherford (Mandryka), Agneta Eichenholz (Zdenka), Will Hartmann (Matteo), Susanne Elmark (Die Fiakermilli), Charlotte Margiono (Adelaïde), Alfred Reiter (Waldner), Marcel Reijans (Elmer), Roger Smeets (Dominik), Thomas Dear (Lamoral), Ursula Hesse von den Steinen (Eine Kartenaufschlägerin), Netherlands Philharmonic Orchestra, dir. Marc Albrecht (live, Amsterdam 2014).
CD Challenge Classics CC72686. Notice en anglais et allemand, livret en allemand. Distr. Socadisc.

 

Sixième opus commun d'Hugo von Hofmannsthal et de Richard Strauss, Arabella souffre d'une méprise et d'un mauvais traitement : on l'imagine drame bourgeois alors qu'elle est un roman psychologique d'un luxe de détails assez inouï, et comme son action est réduite on la coupe d'abondance - le ciseaux des chefs d'orchestre et des metteurs en scène taillent sans scrupule dans ses longues pages horizontales où les âmes se mirent, autant qu'ils le font dans le théâtre pourtant bien plus percutant de La Femme sans ombre. Au point qu'à la fin on n'a qu'une fantaisie viennoise : le ton si complexe, tout en finesse, de la « comédie lyrique », sous-titre voulu expressément par le poète, est allégrement sacrifié sur les autels d'un spectacle qu'on voudrait puissant, quitte à violer la nature même de l'œuvre. Marc Albrecht et Christof Loy - dont la sobre et troublante régie, reposant tout entière sur la direction d'acteurs, comme jadis son inoubliable Lulu pour Covent Garden, est illustrée par douze photographies dans le livre-disque édité ici - ont surpris tout le monde en refusant de couper le moindre iota de la partition, présentant Arabella dans son exhaustivité, et lui donnant tout l'espace - temporel comme psychologique - nécessaire pour dévoiler son vrai visage. Mine de rien, voila au disque la première intégrale absolue de l'ouvrage, et cela change tout.

Car ce qu'Hofmannsthal et Strauss ont voulu, c'est suivre pas à pas leurs personnages, les exposer, nous les montrer dans toutes leurs failles. Un des pièges à éviter reste justement la surexposition des sentiments - on se souvient de l'ampleur et des appuis que Dietrich Fischer-Dieskau mettait à son Mandryka, personnage quasiment fantasque -, alors que Strauss a écrit ses rôles avec d'infinies subtilités, développant ici le ton de la conversation en musique qui avait été la vraie seconde révélation de son théâtre lyrique commencée avec Der Rosenkavalier vingt-deux ans plus tôt. James Rutherford, baryton sans grâce mais non sans présence, ne tombe pas dans ce piège : son Mandryka sombre de timbre s'incarne dans les mots qu'il modèle avec bien plus de précisions que nombre de ses aînés - Wolfgang Brendel faisait cela lui aussi, jadis, à Munich, où Sawallisch lui accordait un orchestre magique. Will Hartmann se garde de faire de Matteo cet amoureux hystérique dont les ténors s'emparent avec ardeur, pointant du revolver : mesurée, et d'autant plus perdue, son incarnation montre l'envers du décor de cette Vienne de convention que la Fiakermilli virtuose et dangereuse de Suzanne Elmark vient dynamiter. Le bal est un abîme, sans gaieté mais non sans plaisirs. Une troupe toute entière rompue à cette lecture exacte et inspirée où l'on entend littéralement la direction d'acteurs de Loy, fait chaque moment fabuleux de complexité. La scène de cartomancie, où l'inquiétude est égale chez Charlotte Margiono et chez Ursula Hesse von den Steinen, le renvoi des prétendants par Arabella, auront rarement résonné avec autant d'arrières-plans. Et la Zdenka écartelée entre devoir et désir d'Agneta Eichenholz (jadis la Lulu de Loy à Londres), si finement jouée et si purement chantée, laissant le charme au vestiaire et lui préférant le trouble, tient du génie. Parfois des entreprises si réussies sont le fruit d'un incident : Annette Dasch devait chanter Arabella, mais elle renonça. Jacquelyn Wagner s'y substitua in extremis. Savait-elle qu'elle serait la plus naturelle, la plus volontaire, la plus juste Arabella qu'on ait entendue depuis Lisa Della Casa ? Dès sa première apparition le portrait se dessine, qui au fil des scènes prendra une profondeur et un impact spectaculaires durant le dernier acte. La voix est belle, le style sans maniérisme, les mots subtils en sous-entendus.

Dans ce roman vocal, l'orchestre de Marc Albrecht n'est plus dans la fosse, il est en scène, personnage à part entière, toujours propos, jamais décor : c'est l'élément central de cette Arabella au son si rayonnant, son âme, comme jadis dans une Elektra tout aussi anthologique. Depuis, le cycle Strauss de l'Opéra des Pays-Bas s'est poursuivi en septembre dernier par un Rosenkavalier tout aussi surprenant dont Marc Albrecht a réglé les magies sonores avec le même art. Le disque le documentera, mais quel éditeur nous donnera les captations vidéographiques de ces spectacles ?

J.-C.H.