CD Harmonia Mundi HMC902214.15. Distr. Harmonia Mundi.
A peine avait-on commenté la version Nézet-Séguin de L'Enlèvement au sérail, que nous en parvenait déjà une autre : on ne s'en plaindra pas, s'agissant d'un chef-d'œuvre sous-enregistré par rapport aux trois Da Ponte et à La Flûte enchantée, alors qu'il ne leur cède en rien en termes de beauté musicale et de réussite dramatique. D'autant que l'on ne pouvait rêver proposition plus diamétralement opposée. On avait souligné le côté finalement très classique de la lecture du chef québécois. Comme c'était à prévoir, René Jacobs, lui, ne fait rien comme tout le monde.
Inlassable explorateur, soucieux tout autant de retour aux sources que de rafraîchissement radical, il a pour l'Enlèvement la même démarche qu'avec Così fan tutte : tout comme il cherchait à ramener Da Ponte dans le sillage de la comédie napolitaine, il cherche à prendre au mot le terme de Singspiel, dont on ne répétera jamais assez qu'il désignait une pièce de théâtre avec des intermèdes chantés, bien plus qu'un opéra entrecoupé de dialogues parlés. Dans le cas de cet enregistrement, cela passe par plusieurs procédés poussés comme d'habitude à l'extrême. Tout d'abord l'allongement non négligeable des parties dialoguées, donnant parfois l'impression d'entendre une dramatique radiophonique sur une chaîne allemande. La voix parlée n'est d'ailleurs pas cantonnée entre les airs, puisqu'elle déborde régulièrement sur les introductions orchestrales, sans parler de l'air de Constance « Martern aller Arten » que le Pacha Sélim entrecoupe de répliques ajoutées, comme dans un mélodrame. L'idée intéresse au début mais finit par lasser par son systématisme tournant au procédé. D'autant que, pour renforcer la théâtralité du propos, on n'hésite pas à ressusciter le « sonic stage » des grandes années John Culshaw chez Decca - lorsque l'on bruitait le Ring de Solti : tout comme les dialogues, les effets spéciaux intriguent d'abord, avant que l'on n'en entende plus que l'artifice. Tout comme est terriblement fabriqué l'accent arabe que s'est inventé l'acteur Cornelius Obonya dans le rôle du Pacha Sélim.
En parfaite cohérence avec le propos, la direction de René Jacobs accentue la dimension hyperthéâtrale et rhétorique de l'ouvrage. C'est irrésistible dans les musiques de janissaires et dans les échanges du tac au tac ou les affrontements bouffons ou tragiques. Dès qu'il s'agit d'exprimer la confusion des sentiments, la conduite est trop volontariste, au détriment des demi-teintes et du lyrisme qui sont une part essentielle de cette Carte du Tendre. C'est un parti-pris, assumé avec d'autant plus de panache que l'Akademie für alte Musik est un orchestre sensationnel de mordant et d'énergie, mais c'est un peu trop unidimensionnel. Cette impression est renforcée par le fait que la distribution, jeune et plus qu'honorable, n'offre aucune personnalité vocale vraiment saillante qui permettrait d'incarner les personnages et de tenir tête à l'orchestre leader : on a clairement affaire à une version de chef. Maximilian Schmitt chante objectivement mieux que Villazón chez Nézet-Séguin, mais son timbre reste assez monochrome et la caractérisation moins fouillée, sans la présence immédiate du Pedrillo de Julian Prégardien. Excellente surprise avec la Constance de Robin Johannsen, dont la virtuosité ne tourne jamais à la prouesse sportive, tandis que la Blondchen de Mari Eriksmoen est quelque peu desservie par le personnage qu'on lui fait jouer, plus agressif que piquant. A la scène, Dimitry Ivaschenko est un fabuleux interprète des rôles de caractère, qu'ils soient comiques ou diaboliques : le disque laisse passer sa présence mais surexpose aussi un grain vocal assez clair, qui est davantage celui d'un baryton-basse que d'une vraie basse. Au total, une version extrêmement voulue, passionnante et stimulante mais qui risque de se démoder plus vite que d'autres.
C.M.