Eric Cutler (Hoffmann), Anne Sofie von Otter (la Muse, Nicklausse), Vito Priante (Lindorf, Coppelius, Dr Miracle, Dapertutto), Christoph Homberger (Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio), Ana Durlovski (Olympia), Measha Brueggergosman (Antonia, Giulietta), Altea Garrido (Stella), Lani Poulson (la Mère), Jean-Philippe Lafont (Luther, Crespel), Gerardo Lopez (Nathanael), Graham Valentine (Spalanzani), Tomeu Bibiloni (Hermann), Isaac Galan (Schlemil), Chœurs et Orchestre du Teatro Real, dir. Sylvain Cambreling, mise en scène : Christoph Marthaler (Madrid, mai 2014).
DVD Bel Air BAC 124. 2014. Distr. Harmonia Mundi.

 

Voici la dernière des créations voulues par Gerard Mortier, présentée moins de trois mois après sa disparition et qui témoignera par-delà son décès de sa volonté d'agiter toujours et encore le monde de la représentation loin des conventions - ce qui en fâchera encore plus d'un. On est assurément ici bien loin des Contes classiques et consensuels, et pour plusieurs raisons. Il y a d'abord la version retenue : celle de Fritz Oeser, légèrement remaniée (on y retrouve ainsi le septuor de Venise), version aujourd'hui fort contestée car établie en 1976 alors que bien des originaux de la partition protéiforme d'Offenbach restaient à découvrir. Sylvain Cambreling y demeure fidèle, lui qui l'enregistra à Bruxelles voici bientôt trente ans, mais l'a adaptée ici au projet de Christoph Marthaler dont on imagine qu'il n'allait pas flatter le goût Second Empire de l'œuvre. On retrouve cependant les apports essentiels de cette version avec le petit coq en cuivre et l'archet frémissant de Nicklausse, et bien entendu le sublime finale qu'on découvrit alors grâce à cette édition et que personne n'aurait aujourd'hui l'idée de ne pas reprendre, même en célébrant encore l'ersatz Choudens. On aura aussi « L'amour lui dit la belle » de Giulietta dans un acte de Venise plus tendu que dans la version à mélodrames, mais pas toujours logiquement construit. Cambreling prend logiquement le parti d'une direction sans concession au post-romantisme : sonorités acides, pointues, accentuations appuyées, nerf du trait, le charme n'est pas de mise mais, si cela ne ravit point, cela fonctionne parfaitement.

Il est servi dans ce parti par certaines voix incisives dont il flatte alors la violence sous-jacente : le trio de Munich entre Crespel/Laffont, Miracle/Priante et Hoffmann/Cutler est à ce sujet particulièrement instructif. Certes, comme les chœurs bien empêtrés dans notre langue et un peu rétifs à l'expression d'ensemble, la distribution n'est pas la plus brillante qui soit : ni Ana Durlovski, en Poupée un peu fadasse, ni Measha Brueggergosman en doublé Antonia/Giulietta (la seconde convenant mieux à ses moyens dépourvus des aigus nécessaires à la première) ne sont confondantes - mais une fois encore le charme et la séduction ne sont pas ici le projet premier. De même, si Vito Priante reste un peu monochrome et manque de subtilité, son chant puissant et acéré fait de ses quatre Vilains une incarnation forte et logique. Et si les seconds rôles vont du meilleur (Lafont) au bizarre (Graham Valentine), du défait (Christoph Homberger) au hors-style (Isaac Galan), la Muse fatiguée et le Nicklausse désabusé d'Anne Sofie von Otter sont, comme toujours avec elle, personnels et incontestables, tant sur le plan musical qu'au niveau d'une incarnation irrésistible. Enfin, le timbre superbe et le chant brillant d'Eric Cutler (puissant et net, varié et aisé) en font un Hoffmann de référence, lui aussi très investi et présent.

Tout cela est cohérent avec le regard sans indulgence de Christoph Marthaler : il a situé l'action dans quelque atelier de dessin des Beaux-Arts - architecture façon Bauhaus avec modèles nus et bar, bientôt transformé en salle de billard pour un tableau vénitien très éloigné de l'anecdote traditionnelle, avec un clin d'œil revendiqué au surréalisme (Vito Priante en veste de cuir et cheveux fous fait penser à un André Breton excité) - et inclut à l'acte ultime une violente tirade de Stella clamant un texte politique de Fernando Pessoa. Comme pour dire qu'un poète a mieux à faire dans notre monde que de se laisser couler dans la facilité imbécile d'une solitude trop imbibée. Tout cela est appuyé - démonstratif, même. Il faut comme toujours accepter bien des curiosités (le ballet des serveurs pris de danse de saint Guy, la pauvre Muse ayant bien du mal à enfiler le pantalon qui doit la transformer en Nicklausse, les mimiques corporelles de tous qui sont autant de tics du metteur en scène) sans qu'on en saisisse automatiquement le sens. Mais si l'acte I semble d'abord figé (on s'ennuie ferme), on se laisse peu à peu prendre par l'ambiance déjantée et inquiétante que sait toujours composer le metteur en scène suisse. Il réussit ainsi à construire des Contes dont la banalité est exclue, qui prennent sens, mais face auxquels il sera difficile de s'investir en sympathie. Irritant, imparfait, mais précieux cependant. A l'image des idées de Gérard Mortier.

P.F.