DVD EuroArts 2059688. Distr. Harmonia Mundi.
Incontestablement, le grand mérite de l'Opéra de San Francisco est d'avoir donné à Show Boat les moyens d'une production à grand format. Les décors de Peter J. Davison, les costumes de Paul Tazewell évoquent avec flamboyance une imagerie romanesque aussi bien que le passage du temps, pour ce musical dont l'intrigue court de 1887 à 1927 - l'année de sa création. Un double chœur - dont l'un entièrement afro-américain - ainsi qu'un orchestre symphonique font sonner bien plus richement qu'à Broadway la partition de Jerome Kern, d'autant que la direction de John DeMain porte à la générosité et à un lyrisme qu'un cast mi-théâtral, mi-opératique, parvient à servir parfois admirablement - superbe soprano de Heidi Stober. Enfin, la production réintègre des chansons oubliées (« Mis'ry » pour le chœur, « Dance Away the Night » pour Magnolia, « Hey, Feller ! » pour Queenie), déployant désormais plus de deux heures d'une action-fleuve - en l'occurrence, le Mississipi.
Pourtant la réalisation ne nous convainc pas pleinement. Si l'on peut comprendre que Kirsten Wyatt surjoue de sa voix nasale et pincée pour portraiturer une Ellie de toute façon caricaturale, elle n'en reste pas moins bien désagréable à entendre. Michael Todd Simpson est un Gaylord Ravenal élégant, mais trop uniment distingué pour le mauvais garçon accro au jeu qui est sa part d'ombre. Queenie tonique d'Angela Renée Simpson, parents impeccablement histrions - Francesca Zambello inscrit sa direction d'acteurs dans une tradition aussi ancrée que sans grande finesse -, Joe vaillant mais au chant un peu raide de Morris Robinson... et surtout, hélas, une Julie à la présence scénique sans charme (à sa décharge, quelle chorégraphie pataude lui inflige-t-on au premier acte !), manquant cruellement de tout le fond de mélancolie qui doit inspirer au personnage son « Can't help lovin' that man ». Patricia Racette, dont Cio-Cio-San fait partie du répertoire de prédilection, peine ici à unifier ses registres et force un médium devenant criard, dessoudé du lyrisme qui s'épanouit ensuite dans les aigus. Comment défier le souvenir d'Ava Gardner, de sa beauté sidérante et de sa voix pâmée ? On parle bien ici de sa véritable voix, dont les séquences enregistrées nous furent tardivement révélées alors que le film de George Sidney (1951) lui avait imposé une doublure vocale (Annette Warren) certes charnelle mais sans cette fêlure chavirante que la belle Ava avait apprise de Lena Horne... Les dimensions de la salle ne permettent certes pas ici l'intimité de la caméra et du micro, tout comme le spectacle à grand frais mis au point par Zambello ne ferait qu'écraser tant de délicatesse. Alors, impasse ? Il semblerait.
Sans une Julie de cette eau, qui insuffle à ses apparitions/disparitions un peu de ce rêve triste, sans une réalisation qui sache la nimber de cette aura précaire, le théâtre un rien tapageur qui envahit ce Show Boat nous laisse sur l'embarcadère...
C.C.