Olga Peretyatko (Marfa), Anita Rachvelishvili (Lioubacha), Johannes Martin Kränzle (Grigory Gryaznoï), Pavel Černoch (Ivan Lykov), Anatoli Kotscherga (Vassily Sobakine), Anna Tomowa-Sintow (Domna Sabourova), Tobias Schabel (Grigory Maliouta-Skouratov), Stephan Rügamer (Bomelius), Anna Lapkovskaya (Douniacha), Carola Höhn (Petrovna). Orchestre de la Staatskapelle de Berlin et chœur du Staatsoper de Berlin, dir. Daniel Barenboim, mise en scène : Dmitri Tcherniakov (Berlin, Schiller Theater, octobre 2013).
DVD BelAir BAC 105. Distr. Harmonia Mundi.

 

Comme la quasi-totalité des opéras de Rimsky-Korsakov, cette Fiancée du tsar n'a fait, depuis sa création à Moscou en 1899, que de très rares apparitions sur les scènes occidentales. C'est grand dommage car, en plus de posséder une indéniable force dramatique, l'œuvre recèle de nombreux passages d'une haute inspiration musicale qui hantent durablement notre mémoire. Adaptée (tout comme La Pskovitaine) d'une pièce de Lev Mey, La Fiancée du tsar présente le destin pathétique de Marfa Sobakina, qui mourut en 1571 à l'âge de 19 ans, quelques jours après avoir épousé Ivan le Terrible. S'il est absent de la scène - à l'exception d'une très brève scène muette au deuxième acte -, le tsar de toutes les Russies fait toutefois planer son ombre toute-puissante sur son peuple par l'entremise de ses redoutables opritchniks dont fait partie Gryasnoï, l'amoureux éconduit de la belle Marfa.

Dans sa relecture de l'ouvrage, Dmitri Tcherniakov part justement de cette idée de l'absence de l'empereur pour bâtir son intrigue autour du pouvoir occulte d'un tsar créé de toutes pièces par les opritchniks, ici apparentés à des producteurs de cinéma ou de télévision. L'image du souverain, diffusée sur toutes les chaînes, est une espèce de portrait-robot tenant à la fois de Pierre le Grand, Alexandre III, Trotski, Staline et Eltsine. À cette figure du pouvoir, il faut absolument une femme, comme nous l'exposent les différents messages du « chat des opritchniks » projeté pendant l'ouverture. L'opéra devient ainsi une espèce de pastiche d'émission de téléréalité qui voit l'élimination progressive des centaines de candidates jusqu'au choix de l'heureuse élue. C'est ce jeu cruel que met en scène Tcherniakov qui, par ailleurs, n'oublie pas complètement l'ancienne Russie puisqu'il nous montre à quelques reprises de courts moments du tournage d'un film avec des personnages portant des costumes du temps d'Ivan le Terrible. Il met aussi en évidence le rôle crucial que joue l'image médiatique dans la vie contemporaine, avec les divers écrans du studio, la télévision chez Sobakine et les immenses projections sur un mur blanc à l'avant-scène. À la fin du dernier acte, le contraste est total entre le drame (folie de l'héroïne, meurtre de Lioubacha et suicide de Gryasnoï) et les expressions de bonheur béat de la nouvelle souveraine qui envahissent le plateau. La direction d'acteurs est absolument formidable, en particulier pour les trois rôles principaux : Marfa, Gryasnoï et sa maîtresse délaissée, Lioubacha. Il faut voir le désarroi amoureux, la jalousie ou la démence de ces personnages pour comprendre la force du théâtre de Tcherniakov.

À la tête de la Staatskapelle de Berlin, Daniel Barenboim étonne par la lenteur de ses tempi et un sens dramatique souvent pris en défaut. Dès l'ouverture, le rythme appesanti et l'épaisseur de la pâte orchestrale privent ce brillant morceau de son caractère enfiévré qui doit soulever l'auditeur. Si le chef s'anime un peu par la suite, c'est seulement de façon sporadique et sans réussir à tirer tout son potentiel expressif de la partition. Par exemple, la fin du troisième acte, où l'annonce du choix d'Ivan le Terrible plonge tous les personnages dans la stupeur et constitue le coup de théâtre de l'œuvre, tombe ici complètement à plat. Les chœurs sont heureusement splendides, de même que la majeure partie de la distribution. Olga Peretyatko campe une Marfa bien en situation : d'abord jeune femme ingénue à peine sortie de l'adolescence, elle sait ensuite traduire sa passion pour le boyard Lykov, puis la démence au dernier acte. La voix est superbe, tout est en place mais un peu trop sage, au contraire de l'incandescente Anita Rachvelishvili qui lui vole la vedette en Lioubacha. En plus d'être une excellente comédienne qui rend bouleversants le désespoir amoureux et la fureur vengeresse de son personnage, la mezzo géorgienne possède une voix d'une opulence exceptionnelle aux très riches harmoniques. On tient là, en vérité, une Lioubacha d'anthologie. Le Gryaznoï tourmenté de Johannes Martin Kränzle séduit par la solidité de son chant et son jeu toujours convaincant. En raison d'une interprétation plutôt terne, Pavel Černoch ne laisse pas un souvenir impérissable en Ivan Lykov, tandis que le ténor de caractère Stephan Rügamer est très juste dans le rôle de l'inquiétant médecin Bomelius. En dépit de leur matériau vocal élimé, Anatoli Kotscherga et Anna Tomawa-Sintow offrent des portraits touchants de Sobakine (père de Marfa) et de la marchande Domna Sabourova. Il faut toutefois reconnaître que la basse a mieux veilli que la soprano, dont la voix bouge plus que jamais. La grande qualité des rôles secondaires achève de faire de ce DVD un document précieux en raison de l'intelligence de la mise en scène et de l'équipe de chanteurs dominée par l'éblouissante Anita Rachvelishvili.

L.B.