Judith van Wanroij (Hypermnestre), Philippe Talbot (Lyncée), Tassis Cristoyannis (Danaüs), Katia Velletaz (Plancippe), Thomas Dolié (Pelagus, Officier), Les Chantres du Centre de Musique baroque de Versailles, Les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset (Metz, live nov. 2013).
CD Ediciones Singulares ES 1019. Notice et livret en français et en anglais. Distr. Outhere.

 

On comprend aisément, à l'écoute de ces Danaïdes, tragédie lyrique créée en 1784 à l'Académie royale de musique, que le public parisien, victime d'une étonnante campagne de désinformation destinée à en assurer le succès, ait pu croire que Gluck était revenu à Paris après l'échec d'Echo et Narcisse et qu'il en était l'auteur. Les ressemblances de style sont si frappantes qu'il n'est pas douteux que, s'il n'en a pas composé la musique, il y a sûrement mis la main ou en tous cas guidé celle de son émule. Les grands récitatifs à la déclamation souple et habilement variée, les grandes scènes en arioso comme celles d'Hypermnestre à l'acte I ou à l'acte III, les airs tendres comme celui de Lyncée à l'acte II ne manquent pas d'évoquer la manière du grand aîné. C'est singulièrement Alceste qui vient à l'esprit de l'auditeur, par une sorte de parallèle facile à établir entre le dilemme vécu par les protagonistes féminines des deux opéras, toutes deux contraintes au silence sur un secret atroce. Il est vrai que le livret adapté par Bailli du Roullet et Tschudi d'un original italien de Calzabigi offre des tournures de langage, un rythme et une prosodie qui à tous moments nous ramènent à ce premier modèle.

Seule, peut-être, l'introduction systématique de passages dansés dans chacun des cinq actes et une construction dramatique alternée entre actes d'ensemble et actes intimes, distingue-t-elle un peu ce premier opéra français de Salieri de ceux de son prédécesseur. L'importance également de l'élément choral dans l'action proprement dite et le recours aux effets spectaculaires pour la scène finale aux Enfers laissent entendre que l'esthétique a commencé d'évoluer vers un goût pour le grandiose et la violence qui nous rapproche déjà de l'opéra de la période révolutionnaire. Si le compositeur italien n'atteint peut-être pas au niveau d'inspiration de son mentor, de belles trouvailles harmoniques, d'intéressants effets d'orchestration, une veine mélodique originale et un sens dramatique efficace en font en tous cas son digne successeur et plus qu'un épigone.

EMI avait déjà réalisé en 1990 une première intégrale avec les forces de la radio de Stuttgart sous la direction de Gianluigi Gelmetti, dans une optique plus symphonique. Cette nouvelle version bénéficie de l'apport des instruments anciens plus colorés et de la direction aiguisée de Christophe Rousset dont on connaît, depuis son extraordinaire Médée de Cherubini, les affinités avec le répertoire néo-classique. Surtout, le plateau entièrement francophone apporte une nuance supplémentaire d'authenticité qui manquait à l'enregistrement précédent. On peut imaginer certes des voix plus imposantes que celles de Tassis Cristoyannis, au timbre assez clair, ou que le ténor lyrique de Philippe Talbot, mais chacun d'eux fait preuve de beaucoup d'adéquation aux exigences vocales de son personnage, tout comme l'autre protagoniste : une mention toute particulière pour l'engagement de Judith van Wanroij dans le rôle d'Hypermnestre, malgré une voix assez légère.

Le riche livret qui documente cette publication en fait un objet de collection et une fort intéressante source documentaire, mais on regrettera quelques approximations dans la réalisation. On pardonne à Katia Velletaz d'avoir confondu dans l'urgence d'un concert la « menace » et  la « Ménade » mais une correction aurait du s'imposer au producteur et, comme c'était déjà le cas avec Adrien de Méhul, le passage des points d'index est une fois de plus beaucoup trop audible.

A.C.