Frode Olsen (le Père), Werner van Mechelen (le Fils aîné), Stéphane Degout (Ori), Charlotte Hellekant (la Fille aînée), Patricia Petibon (la Seconde Fille), Flur Wyn (la Plus Jeune Fille), Yann Beuron (le Mari de la fille aînée), Ruth Olaizola (la Femme étrangère), Orchestre symphonique de la Monnaie, dir. Patrick Davin (Bruxelles, live 2014).
CD Cypres CYP4643. Distr. Outhere.
Philippe Boesmans se laisse difficilement épingler par une description sommaire de son style - une notion dont il fait peu de cas - ou de son langage, lui qui, avec une adresse d'anguille, se coule volontiers dans les anfractuosités dramaturgiques. Et de fait, peut-être davantage encore ici que dans ses opéras précédents, on est ballotté par des flots musicaux qui charrient çà et là des échos fugaces de Rameau, de Mozart, de Wagner, Mahler et Strauss, de Gounod ou Debussy, et d'autres encore. Si le non-dit règne dans le livret de Joël Pommerat tiré de sa pièce éponyme, sur laquelle plane d'ailleurs l'ombre du symbolisme de Maeterlinck, c'est plutôt le « dit autrement » ou le « dit à côté » qui caractérise l'orchestre caméléon et la vocalité à double fond de Au monde, si bien que même sans la dimension visuelle, on entend les clins d'œil et on en perçoit l'étrangeté décalée.
L'écriture vocale semble toujours guidée par le souci d'une élocution claire et bannit la torsion phonétique des mots par les intervalles fortement disjoints. Cette souplesse dominante, au fréquent parfum de gammes par tons, profite aux chanteurs, même lorsque leur rôle les conduit vers des interventions plus tranchantes - c'est le cas notamment de la soprano Flur Wyn, parfaite en Jeune Fille à la fois fragile et révoltée, pièce rapportée d'une famille qui s'efforce de l'intégrer -, et n'interdit pas la tension expressive. Le personnage de la Seconde Fille est le plus développé. Il fait de Patricia Petibon la figure de proue de l'opéra, non seulement pour son éclat vocal, mais aussi pour son adéquation à son rôle central d'interface sociale entre les membres de la famille, douée d'une communication spontanée et directe comme le suggère la limpidité avec laquelle la soprano évolue dans ses lignes mélodiques aux allures de chemin de crêtes. Avec le Mari de sa sœur aînée, qui à son goût s'immisce trop dans l'entreprise familiale, le courant ne passe pas du tout, et le mépris est réciproque. Cet homme opportuniste et hypocrite n'est jamais tant lui-même que lorsqu'il rêve tout haut d'un monde aseptisé et sans laideur, et Yann Beuron lui confère un dynamisme inaltérable. Frode Olsen a tout le charisme requis pour incarner un patriarche, dont il accompagne en fin comédien chaque étape du déclin. Sa prononciation du français est correcte, mais on est à certains moments submergé par la profondeur de son vibrato. Chacun dans son registre, Werner van Mechelen et Stéphane Degout se distinguent par le velouté de leur timbre, le second (Ori, dont certains indices suggèrent qu'il pourrait être un serial killer) réussissant à concilier, comme Golaud, lyrisme et distance mystérieuse. Plus sombre mais aussi plus capiteuse, Charlotte Hellekant complète cette panoplie de personnages ambigus et non dépourvus de pathos.
Ce qui fait l'efficacité musicale de cet opéra - les motifs reconnaissables, quasi-leitmotive, jusqu'au Comme d'habitude/My Way attaché au rôle parlé (en basque) de Ruth Olaizola, les développements, une forte adhérence au texte, une ambiguïté polystylistique - peut aussi agacer par intermittence. On aura parfois l'impression que le compositeur cherche à illustrer pas à pas l'action scénique, qu'il colore son discours pour faire de la psychologie en temps réel, plus soucieux d'effet que de construction. L'orchestre de la Monnaie, dont Patrick Davin exalte ici la fraîcheur et la vivacité, semble parfaitement à son aise avec ce matériau jamais inerte dont il restitue les nombreuses teintes et les éclairages changeants.
P.R.