DVD ArtHaus Musik 109063. Sous-titres en allemand et en anglais uniquement. Distr. Harmonia Mundi.
Le rôle du roi Lear avait été conçu sur mesure pour Dietrich Fischer-Dieskau, dont Aribert Reimann connaissait parfaitement la voix ainsi que les qualités expressives. Le baryton danois Bo Skovhus lui apporte une consistance bien différente mais tout aussi crédible. Une tension vocale patente, liée sans doute à la pratique intensive de rôles éprouvants - Don Giovanni n'est pas le moindre - le démarque de la souplesse et du velouté de son illustre devancier, mais se retourne à son avantage quand il s'agit de camper un roi âgé et affaibli, à l'origine - sans le vouloir - du naufrage collectif qui lui fera perdre la raison. Dès l'entrée en scène muette des personnages principaux qui se rassemblent pour le partage du royaume, sa présence scénique s'impose. Alors que Lear se comporte encore en monarque pour enjoindre ses filles d'exprimer verbalement leur amour pour lui et se montre intraitable avec Cordelia qui, contrairement à ses sœurs promptes à rivaliser d'hypocrisie, se refuse à l'exercice, il sera vite déchu de toute autorité. Recourant volontiers à la mezza voce et au détimbrage, Skovhus accompagne de façon très émouvante le basculement progressif du monarque dans l'hébétude et la solitude jusqu'à la magnifique et poignante scène finale (« Weint ! ») où sa voix crépusculaire se détache avec une immense force dramatique sur un poudroiement de cordes mahlériennes.
La variété stylistique de l'écriture vocale est l'un des atouts de cet opéra. Chacune des trois filles a un profil vocal bien spécifique qui annonce sa psychologie. Goneril s'exprime avec une emphase dramatique tempérée par un habillage ornemental assez développé qui traduit son penchant pour la fourberie et la manipulation. Vocalement brillante, Katia Pieweck la rend délicieusement détestable. En plein fantasme de pouvoir et de domination, Regan se signale par des intervalles extrêmes dont la soprano colorature Hellen Kwon souligne par sa virtuosité tranchante l'état proche de l'hystérie. Aimante, désintéressée et équilibrée, Cordelia évolue tout en courbes douces. L'air « Mein lieber Vater », où elle rencontre son père, est l'un des moments les plus dépouillés et les plus poignants, en suspens, dont Siobhan Stagg transmute la sobriété vocale en une intense force expressive.
Les rôles secondaires sont très soignés, parmi lesquels se distinguent l'intriguant Edmond, ténor héroïque campé avec un impressionnant panache par Martin Homrich, et Edgar, qui devient contre-ténor lorsqu'il feint la folie et nous gratifie en tant que « poor Tom » de très belles vocalises madrigalesques (II, 3).
D'un point de vue dramaturgique, le rôle du Fou, seconde conscience de Lear et totalement transparent pour les autres personnages, est une trouvaille. Le comédien Erwin Leder lui donne une présence remarquable - mais une voix, chantée comme parlée, presque pénible. Avec lui, le cabaret s'immisce dans l'ambiance résiduelle de Regietheater qu'insuffle Karoline Gruber. On retient au crédit de la scénographie le plateau tournant, efficace, les actions scéniques parallèles au second acte (sc. 3), et une bonne dynamique de la direction d'acteurs. Les inscriptions ou projections lumineuses de mots sur le décor suggèrent une strate conceptuelle moins convaincante.
Dans un contexte globalement expressionniste où se côtoient dodécaphonisme, clusters et microtonalité, adapté au climat de violence qui prévaut, de jolis interludes orchestraux sont ménagés comme des havres de paix (I, 3 et II, 5). Peu commune d'un point de vue gestuel, la direction musicale de Simone Young est très efficace, et contribue à l'énergie très appréciable de cette production qui souligne la modernité restée intacte de cet imposant opéra.
P.R.